Pour autant, nul ne peut nier qu'en tant qu'activité clandestine
ou quasi clandestine, la prostitution s'exerce fréquemment dans
un cadre délictuel ou criminel. Et, comme nous le verrons, on ne
saurait bien entendu la considérer comme une activité «
comme les autres ». C'est une chose que de s'opposer
à l'interdiction de la libre pratique de la prostitution. C'est
autre chose – d'aussi peu libéral – que de faire comme si de rien
n'était et comme si, dans leur for intérieur, les gens ne
devaient avoir aucune raison valable d'en détester la proximité.
Loin des prétextes féministes (ou moralistes) examinés
précédemment (voir le QL, no
115), nous proposons donc au lecteur d'examiner deux arguments beaucoup
plus intéressants, relatifs à l'exercice de la prostitution(2):
l'un est de facture fondamentalement marxiste et s'applique, en réalité,
à une foule d'autres activités. L'autre est d'inspiration
libérale et prône une régulation de la prostitution
par la propriété privée.
La
thèse du « consentement relatif »
ou l'alibi de la dictature absolue
Argument
n°1: le consentement des prostituées à leur activité
est borné par un contexte social qui, s'il était différent
(plus épanouissant) changerait les conditions de choix de ces dernières
Cet argument du « consentement relatif »
est fréquemment convoqué à l'appui de la rhétorique
anti-libérale et nourrit le fantasme de la « liberté
réelle ». L'idée selon laquelle les individus
sont incapables d'exercer leur liberté parce qu'ils sont toujours
influencés et limités par un contexte social, une «
propagande » (publicitaire, par exemple), une incertitude,
est extrêmement répandue et justifie toutes les mesures consistant
à faire le bien des gens malgré eux et à les traiter
à l'égal d'enfants dont l'éducation serait perpétuellement
à faire. Le crédit dont cet argument jouit dans l'opinion
est à la mesure de tout ce que l'infantilisation peut avoir de séduisant:
il repose en effet sur une vision de l'« individu-victime »,
opprimé par la société des nantis et, de la sorte,
convient à tous ceux qui peuvent se prévaloir d'une condition
sociale insatisfaisante. En d'autres termes, il est idéalement placé
pour convenir à ceux qui adorent la liberté tout en détestant
la responsabilité qui va avec. Délicieuse démagogie
de toutes ces « thèses » socio-économiques
qui veulent l'actif sans le passif, les dépenses sans les recettes,
la consommation sans le travail et les dettes sans leur remboursement.
Toutefois, cet argument ne peut pas être traité «
par dessus la jambe » car son postulat est exact:
oui, un choix individuel est toujours borné par des limites de nature
physique, psychologique, cognitive, financière, etc., à un
moment donné; oui, il est toujours soumis à influence. Et
une personne qui consent à une situation est tout à fait
fondée à en concevoir une autre dans laquelle elle se trouverait
mieux mais que, faute des ressources suffisantes au moment t, elle
ne peut concrétiser instantanément, sauf à se servir
discrétionnairement sur le travail des autres; car évidemment,
si une personne pouvait à loisir asservir tous les autres hommes
à ses désirs, elle repousserait très considérablement
les limites de ses facultés de choix.
C'est précisément sur cette réalité que bute,
en premier lieu, l'argument du consentement relatif. Les possibilités
de choix et d'épanouissement d'une personne sont limitées
par le consentement des autres et, en cela, le choix d'être ce qu'on
est correspond toujours à une possibilité par défaut.
Cela est vrai pour tous les hommes puisque chacun peut toujours envisager
de faire mieux que ce qu'il fait, d'être mieux que ce qu'il est,
d'avoir plus que ce qu'il a; les théories de la décision
ont largement décrit le décalage qui existe entre l'état
d'un individu et les « aspirations » qu'il conçoit(3).
Même le tyran le plus repus de toutes les richesses pourra toujours
regretter que Dieu lui refuse la grâce de sa conversation.
À moins de nier que, quelle que soit la forme politique retenue,
les hommes continueront à vivre au contact les uns des autres –
donc en société – et qu'en conséquence, un choix est
toujours et par nature borné au sein d'un environnement social,
l'aspect relatif du « consentement » de l'individu
sur la foi de cet argument « contextualiste »
constitue une évidence de la condition humaine... En tirer parti
pour relativiser la puissance et la fertilité du concept de «
consentement », c'est en nier jusqu'à la substance.
Dès lors, il n'y aurait tout simplement plus « consentement
» là où il y a « société
». Le concept marxiste de « liberté
réelle » n'a donc éventuellement de portée,
jusqu'ici, que s'il est possible à un régime non-libéral
de créer un ordre économique « supérieur
» à celui que permet la liberté individuelle:
en ce qui concerne le communisme, il s'agit de la société
sans classe du « à chacun selon les besoins
». La social-démocratie évoque, pour sa part,
un « capitalisme tempéré »,
une « mondialisation maîtrisée »
et autres expressions mi-chèvre, mi-chou du même genre.
En ces temps de malthusianisme à peine édulcoré, matérialisé
par les thèses du « développement durable
» ou les réglementations écologistes en tout
genre, le marxiste pur et dur partage avec le libéral une aspiration
au progrès fondée, pour rester schématique, sur la
croissance des richesses disponibles. Voilà, qui, au moins, permet
la discussion: il est difficile d'imaginer améliorer la condition
des gens sans accroître leur niveau de consommation de biens et de
services divers. Et c'est en voyant leur condition économique améliorée
que les prostitué(e)s pourraient, si on lit entre les lignes des
tenants du « consentement relatif »,
quitter la rue pour se recycler dans des activités plus épanouissantes.
Comment faire, dès lors? Ici, bien sûr, le marxiste et le
libéral divergent. Là où le premier fait acte de «
rationalisme constructiviste »(4)
pour parvenir à « ses » fins, le second
fait profession d'humilité en s'en remettant aux changements incrémentaux
et non programmables, générés par la société
des individus libres.
Or, il semble bien, en effet, qu'en ayant permis la production de toujours
plus de richesses au moyen de facteurs de production sans cesse économisés
(donc de temps épargné), le capitalisme libéral a
permis de repousser assez loin les limites de la condition humaine. Miser
sur la liberté, ce n'est donc pas seulement permettre aux prostitué(e)s
qui le désirent, d'exercer sereinement leur activité. C'est
aussi multiplier les opportunités d'emploi permettant aux prostitué(e)s
forcé(e)s – et de manière générale, à
tous les laissés pour compte d'une société donnée
– d'entreprendre un changement de vie.
Ce point est essentiel: se prononcer en faveur du libre exercice de la
prostitution, ce n'est pas être favorable à la prostitution
en tant que telle, c'est simplement déléguer l'appréciation
de cette dernière préférence aux individus concernés.
Or, il ne fait aucun doute que de nombreuses prostituées exercent
leur métier à contre coeur. Il suffit de rouler le long d'une
route bordée de jeunes filles offertes ou de croiser certains regards
pour ressentir l'aspect tristement sordide de leur situation. Cela n'est
nullement une raison pour s'abstenir de discuter ce qu'infèrent
les positions abolitionnistes, sous prétexte que la compassion rendrait
toute argumentation sacrilège!
Dire que les prostitué(e)s(5)
sont libres et responsables est une posture intellectuelle découlant
d'une préférence morale pour la liberté individuelle
et l'idéal de bonheur humain. Et cette posture qui, de prime abord,
semble sèche de coeur, n'exclut nullement la compassion que l'on
peut ressentir pour des filles au visage blême qui attendent, immobiles,
dans le froid, qu'une voiture veuille bien s'arrêter. De ce point
de vue, je ne partage pas entièrement l'intégrisme de la
responsabilité consistant à décréter que les
personnes qui se prostituent pourraient ou devraient faire autre chose
si elles ne sont pas heureuses de leur sort; plus exactement, je partagerais
cet intégrisme de la responsabilité si nous vivions dans
une société intégralement libre. Or, ce n'est pas
le cas: les femmes qui ont eu le malheur de vivre dans un type de société
dont la négation de l'humanisme constitue le précepte fondamental
– les sociétés communistes est-européennes – et les
personnes dont les possibilités d'emploi et d'épanouissement
personnel sont considérablement amenuisées par la dictature
des réglementations sociales (qui renchérissent arbitrairement
le coût du travail), de l'école imposée (inadaptée
aux aspirations individuelles à la formation) ou des prélèvements
fiscaux (qui, entre autres, réduisent l'épargne de précaution
et de « reconversion »), celles-là, oui,
peuvent à bon droit être considérées comme victimes,
c'est-à-dire victimes d'une insuffisance de liberté. C'est
pourquoi nulle posture n'est plus favorable à la reconversion des
prostitués malheureux que la libéralisation de l'économie
et de la société.
Hélas, les zélateurs du changement social instantané
n'ont jamais le libéralisme en tête mais bien son contraire.
C'est donc de l'État qu'ils veulent, de la puissance publique, pour
résoudre tous les problèmes et élargir les conditions
de choix des « populations les moins favorisées
». Évidemment, dire « qu'il faut
aider les prostituées, les sans-papiers, les pauvres, etc.
», non en leur donnant plus de liberté mais en leur
attribuant, via l'impôt, plus de richesses (toutes choses égales
d'ailleurs) que ne le permettrait une société (hypothétiquement)
bâtie sur le libre consentement de chacun à choisir, dépenser,
investir et orienter les choix de production, c'est, au mieux naïf,
au pire malveillant et en tout cas, toujours despotique.
Les plus sincères parmi ceux qui demandent à l'État,
au nom de l'intérêt général, de «
libérer » les prostituées de leur condition
en détournant une part de l'impôt à leur profit fonctionnent
implicitement dans un cadre abondanciste d'une consternante naïveté.
Ils font comme si le choix idéal était d'essence humaine,
comme s'il était toujours possible d'en appeler à une puissance
parfaitement régulatrice pour améliorer instantanément
la condition des hommes. Cette puissance de nature divine porte un nom
éloquent: il s'agit de l'État-providence, dont l'invocation
incessante – même de manière implicite – relève de
l'animisme le plus archaïque. En appeler de manière aussi incantatoire
à l'État pour résoudre le mal-être de l'humanité
et toucher enfin au bonheur sur Terre est à peu près aussi
efficace que prétendre lutter contre la sécheresse en exécutant
une danse de la pluie...
Changer instantanément les conditions de choix des prostituées
malheureuses(6)
par le biais de la redistribution sociale, c'est évidemment dégrader,
au moyen de la contrainte physique, celles d'autres personnes (peu de gens
manifestent une volonté explicite de payer l'impôt) et décider,
en conséquence, que les contribuables imposés ne méritent
pas l'argent qu'ils gagnent ou que celui-ci est inutile à leur propre
quête d'« élargissement des conditions
de choix »... L'alchimiste social de bonne foi pourra,
bien entendu, s'appuyer sur le sacro-saint argument de la «
discrimination positive » pour justifier sa redistribution:
les populations jadis opprimées mériteraient aujourd'hui
qu'on les « surprotège » ou qu'on les «
survalorise ». Ce rééquilibrage à la
louche des conditions sociales, qui vise à transformer de fantasmatiques
communautés d'opprimés en plus tangibles castes de privilégiés,
sans avoir une quelconque idée des compensations à opérer,
des transactions à nouer et des équilibres à respecter
entre avantages et contributions individuels, ne fait bien entendu que
matérialiser un système de préférences politiques
aussi injuste qu'inefficace.
Supposons toutefois que la « liberté réelle
» ne soit pas l'amélioration de la liberté formelle
mais tout autre chose (ce qu'elle est, assurément...), et que l'on
puisse donc imaginer un système de redistribution fiscale réalisé
par un État efficace, clairvoyant, intelligent, permettant de créer
plus de richesse et plus de bien-être que le « marché
libéral », en améliorant le sort des plus
défavorisés, par exemple, sans dégrader celui des
autres catégories de population. Cette alchimie est, en réalité,
illusoire mais acceptons de lui accorder un crédit temporaire, ne
serait-ce que pour pouvoir examiner ce qu'implique la redistribution planifiée,
même « efficace ».
« Changer instantanément les conditions de choix des prostituées
malheureuses par le biais de la redistribution sociale, c'est évidemment
dégrader, au moyen de la contrainte physique, celles d'autres personnes
et décider, en conséquence, que les contribuables imposés
ne méritent pas l'argent qu'ils gagnent ou que celui-ci est inutile
à leur propre quête d'"élargissement des conditions
de choix". » |
|
« Victoire » crieraient nos alchimistes sincèrement
préoccupés de liberté, « nous avons
changé les conditions de choix des prostituées sans dégrader
celles de quiconque! » Quoique cette prouesse fût
suffisamment remarquable pour que nous exprimions quelque repentir à
avoir qualifié nos idéalistes de « naïfs
» ou d'« animistes », il n'en est
pas moins clair que, sauf à parvenir à l'édification
de la société communiste du « à
chacun selon ses besoins » (ce qui n'est réalisable
qu'en tuant un grand nombre de personnes – un homme mort se montre en général
moins revendicatif qu'un vivant – ou en les réduisant au silence
– un besoin que l'on n'exprime pas est un besoin satisfait), notre remarquable
gouvernement, si prompt et si habile à « élargir
les conditions de choix » des populations défavorisées
au moyen d'une politique fiscale « indolore »,
aurait rapidement à affronter une somme considérable de revendications
sociales, émanant d'ensembles plus ou moins organisés d'individus
et toutes plus exigeantes les unes que les autres.
Pourquoi? Parce qu'il n'y a aucune raison que chacun ne se trouve fondé
à pouvoir prétendre au « tour de force
» dont ont bénéficié, dans notre exemple,
les prostituées... Il n'est évidemment pas surprenant que
nos social-démocraties soient caractérisées par autant
de revendications pressantes s'adressant à la manne de l'argent
prélevé de force au contribuable, par les gouvernants élus.
Puisqu'il suffit de demander de l'argent au gouvernement pour élargir
la palette de ses conditions de choix, il est évident qu'il ne se
trouvera plus une personne dans la société pour se trouver
satisfaite de la position qu'elle occupe ni des conditions dans lesquelles
elle officie! Et cette revendication perpétuelle sera même
d'autant plus radicale que tout le monde aura l'impression qu'elle peut
sans préjudice majeur s'exercer sur l'ensemble de l'économie
(plus une politique fiscale apparaît comme indolore, plus la demande
de privilèges peut s'épanouir en toute sérénité).
Le système de la redistribution discrétionnaire, même
lorsqu'on lui prête des qualités d'efficacité économique,
soulage l'individu de sa liberté et de sa responsabilité
de lui-même et le transforme ainsi en quémandeur perpétuel,
chacun devenant très prompt à promettre allégeance
au postulat du « consentement relatif »
en échange d'un peu d'argent supplémentaire – sorte de pacte
faustien, consistant en un sacrifice permanent de liberté contre
un confort provisoire prélevé sur les deniers d'autrui –
et, à se trouver, en toute bonne foi, beaucoup plus heureux après
la gratification fiscale qu'avant. Il reste donc aux chefs éclairés
de la majorité tyrannique à choisir qui est heureux, qui
est malheureux et qui, en conséquence, mérite de recevoir
l'impôt ou de le payer.
Comme, en réalité, l'État interventionniste stérilise,
faute d'information et d'incitations idoines, une quantité considérable
de ressources économiques, il résulte du système d'octroi
de privilèges un appauvrissement économique général
(ou un enrichissement moindre) par rapport à ce qu'aurait permis
la régulation des rapports sociaux par la liberté individuelle.
Les naïfs de bonne foi devront donc renoncer à leur illusion
abondanciste et se rallier aux vertus du capitalisme libéral pour
espérer améliorer, patiemment, les conditions d'existence
des individus. Critiquer sur des fondements non libéraux la situation
d'oppression sociale dans laquelle se trouve telle ou telle population
et en inférer la possibilité d'une miraculeuse intervention
de l'État-providence, c'est légitimer une dictature – même
diluée dans un système complexe d'allocations sociales ou
de redistributions fiscales – qui relève du caprice d'enfant. Le
fait que, sauf à croire en un paradis communiste qui procède
d'une véritable toxicomanie de l'esprit, il s'avère tout
simplement impossible de construire un système où chacun
atteindrait la satiété, traduit la réalité
brute que l'« intérêt général
» consiste toujours à choisir les uns contre les autres.
Tel est l'effet logique, inévitable, d'une politique de «
promotion de l'égalité des conditions »
qui constitue le contraire de la liberté.
En effet, si l'on invoque l'arbitraire de l'ordre libéral pour contester
les « conditions de choix » proposées
aux prostituées ou à d'autres, c'est forcément pour
y substituer un système au moins aussi arbitraire (et probablement
moins performant). Sur ce sujet, aucun espoir à entretenir: si la
liberté individuelle n'existe pas ou si elle ne produit pas les
effets jugés désirables par les tenants de la dictature socialiste,
le système de gouvernement qui lui sera substitué sera incapable
d'inventer une « autre liberté »;
il reposera sur une autre propagande et avantagera d'autres catégories
de populations. L'intérêt général n'est ainsi
que le prétexte à la dictature du moi (ou du nous), imposé
par la force à tous.
La seule manière d'éviter qu'une autorité non consentie
n'impose ses fins partiales à l'ensemble de la société,
c'est de ne concevoir la réalité du consentement relatif
des individus que comme le moteur de l'ambition, du travail et de l'innovation
dont chacun peut en toute légitimité tirer les fruits. Le
progrès n'existe d'ailleurs que là où se ressent la
frustration...
Donner des privilèges aux uns en dépouillant les autres plutôt
que s'en remettre à la fonction régulatrice de la liberté
– je négocie avec toi et j'obtiens tout ce que tu voudras bien m'accorder
–, c'est admettre qu'un système centralisé pourrait faire
mieux que le marché libre. Or, cette illusion, qui déconnecte
la fin (imposée par les tyrans) des moyens (prélevés
sur le travail des gens) repose toujours sur l'idée d'«
objectifs publics à atteindre » supérieurs
aux aspirations individuelles, comme si la liberté pouvait avoir
un sens exogène à l'individu, comme s'il lui était
possible de se mettre au service de finalités autres que celles
intériorisées et portées par chacun d'entre nous!
Il faut donc se résoudre à ce que « changer
les conditions sociales du choix des prostituées »
autrement qu'au moyen de la liberté individuelle, revienne à
privilégier formellement les prostituées par rapport aux
autres catégories de populations et à priver tout le monde
de liberté. Il n'y a rien d'étonnant à ce que le communisme,
lequel prétend élargir les conditions de choix du prolétariat,
ait abouti, partout, universellement, à la persécution, à
l'extermination et au népotisme. Cela permet de servir ceux qu'on
a choisi sans se préoccuper des récriminations des autres,
logique endogène à l'idéologie communiste même...
On peut toujours invoquer une « liberté réelle
» préférable à un état de «
libertés formelles » semblant moins satisfaisant,
au motif, crédible, qu'il doit toujours y avoir moyen de faire mieux.
Et il est vrai que le consentement d'un individu ne peut être postulé
qu'in situ. Mais si accomplir une action à défaut
d'une autre, sans doute préférable, c'est effectivement un
consentement relatif, faire quelque chose sous la menace d'une amende,
la promesse de la prison ou la contrainte d'un fusil (ou être empêché
de le faire par les mêmes moyens), relève de la servitude
absolue. Il n'y a donc de liberté que « formelle »,
d'égalité que juridique.
Et alors, diront certains? Pourquoi ne remettrait-on pas en cause ce culte
de la liberté? Les limites de la liberté formelle et du consentement
d'autrui ne sont-elles pas par principe, aussi mutilantes que les diktats
du despote? Si rien n'est liberté totale, consentement absolu, choix
parfait, pourquoi, alors préférer tel régime à
tel autre? L'argument paraît scientifique à certains: puisque
le postulat de liberté est stricto sensu indémontrable
(il faudrait pouvoir disséquer les âmes au scanner pour trouver
trace physique de cette aptitude à décider...), pourquoi
devrait-on y croire? Plutôt que de renvoyer de pareils sceptiques
à leurs références épistémologiques
(en mathématiques, les axiomes n'ont pas vocation à être
vrais: on leur demande simplement de « fonctionner »,
de permettre des inférences logiques, d'être «
fertiles » et « réalistes »,
lorsqu'il s'agit d'appliquer la méthode mathématique à
la découverte scientifique, notamment), insistons sur ce dont découle
implacablement une telle posture.
La doctrine selon laquelle tout se vaut puisque rien n'est vrai (en oubliant
allègrement que certaines choses sont fausses) aboutit à
la légitimation de l'arbitraire dictatorial aussi sûrement
que le relativisme accouche du nihilisme. Et puisque la doctrine de l'intérêt
général convoque le pouvoir politique au secours de la défense
de certains intérêts au détriment d'autres, pour ne
finalement aboutir qu'à des formes plus ou moins subtiles de népotisme
(et dont, en vertu de l'altération fatale subie par la règle
de la loi, on ne sait définir les limites), l'ambition d'amélioration
de la liberté dont elle procède ne débouche finalement
que sur la loi du plus fort. Intéressante dialectique qui veut que
la remise en cause, l'amendement ou la destruction souhaités du
libéralisme, au nom d'une idéologie du progrès qui
pointe du doigt l'illusoire absoluité de la notion de liberté
et fustige sa brutalité « animale » («
le libéralisme, c'est la loi de la jungle »),
ne soit capable de rien d'autre que de promouvoir un ordre social gouverné
par la loi plus ou moins tempérée du puissant.
Candeur
et servitude de la propriété publique
Argument
n°2: la prostitution « de rue » dérange
les riverains
Venons-en au dernier argument favorable à l'interdiction (ou la
réglementation) de la prostitution. Cet argument est le moins «
idéologique », le moins « transcendant
», le plus trivial, le plus concret et donc le plus percutant
de tous: oui, la prostitution « de rue » dérange
les riverains, pour des raisons qu'il est inutile de détailler (trottoirs
sales, spectacles dégradants, trappe à délinquance
ou à toxicomanie, etc.).
Bien sûr, pourrait-on objecter, la réouverture des «
salons » et autres « maisons closes
» pourrait résoudre le problème, tant le meilleur
moyen de lutter contre un commerce sale consiste à le transformer
en commerce propre. Certes, mais il n'en reste pas moins que la prostitution
de rue s'avérant probablement moins coûteuse que la prostitution
d'intérieur (ne serait-ce que pour d'évidentes raisons d'amortissement
des coûts fixes que représentent une « maison
»), elle continuerait à trouver preneur. Or, indiscutablement,
les riverains peuvent en concevoir un préjudice. Plutôt, d'ailleurs,
qu'à une atteinte de nature psychologique, dont l'invocation peut
donner lieu à tous les abus judiciaires, on peut ici s'appuyer sur
un préjudice patrimonial probable, beaucoup plus commodément
constatable au moyen d'une évaluation du prix de l'immobilier, dans
les quartiers livrés à la prostitution de rue. Par quelle
aberration des personnes se livrant à une activité X dans
une rue Y peuvent-elles avoir le « droit » d'appauvrir
d'autres personnes, qui y habitent et qui « n'ont rien
demandé »? La réponse est simple: parce
que nul n'est propriétaire de la rue en question...
Une propriété publique n'est éventuellement envisageable
que si tout le monde en a exactement le même usage, dans les mêmes
conditions. Utiliser un trottoir pour marcher dessus ne ferait sans doute
pas problème. Racoler, fumer, dormir, boire, hurler, sont autant
d'usages du trottoir pouvant être préjudiciables aux riverains.
La question de la prostitution de rue ne pourra donc être réglée
que de façon arbitraire et parfaitement injuste, quelle que soit
la décision prise, parce que personne n'est propriétaire
du bien qui en constitue le lieu d'exercice.
La propriété, en effet, partage avec l'amour une caractéristique
fondamentale: en jouir, c'est aussi exclure. Si les riverains
pouvaient acheter la rue construite le long de leur appartement (en coopérative,
société civile ou autre...), ils seraient bien entendu en
droit d'en exclure qui ils voudraient, sans condition ou de manière
plus relative en en tarifant l'usage. Il en irait de même si des
prostituées en devenaient librement propriétaires. Le prix
que l'on met dans l'acquisition de quelque chose est la mesure la plus
crédible qui soit du consentement et de la satisfaction de chacun.
Car un prix monétaire, c'est toujours un sacrifice de temps, d'énergie,
d'utilité, c'est une partie de soi-même à laquelle
on renonce en échange de quelque chose de plus avantageux, de plus
épanouissant. Il n'y a donc rien de plus « juste »
qu'un prix librement négocié et rien de plus révélateur
de ce que sont les aspirations de quelqu'un.
Dans le cas de la prostitution de rue comme dans de nombreux autres cas,
on voit que l'arbitraire public est indissociable de la « propriété
publique » des biens et services. Et il n'y a donc nul
lieu de s'étonner que, dans l'histoire des hommes, les régimes
les plus totalitaires aient été ceux chez lesquels la collectivisation
des biens fut la plus achevée.
Il semble donc que, parce que leur activité est moralement et unanimement
condamnée par une apparente majorité de personnes, les prostituées
doivent faire les frais d'interdictions, d'exclusions, de restrictions
issues d'un rapport de forces qui ne doit rien à la négociation,
au travail ou aux contrats entre parties prenantes au problème.
Les riverains y trouveront-ils leur compte, eux, qui, en l'état
mais à condition d'y « mettre le prix »,
seraient les seuls réellement fondés à prétendre
vouloir proscrire la prostitution de rue? Rien, bien entendu, n'est moins
sûr. Si la prostitution est le plus vieux métier du monde,
c'est qu'elle répond à un besoin aussi vieux qu'elle. Elle
s'exercera donc ailleurs, loin des yeux mais toujours aussi près
du corps, à l'avantage de certains riverains et au préjudice
d'autres, plus que jamais livrée aux logiques des réseaux
clandestins, des clients insalubres et du trafic de femmes. Jusqu'à
ce qu'un jour, peut-être, la liberté ait son mot à
dire.
1.
Éventuellement désirable en lui-même et en toute cohérence
pour qui fait explicitement allégeance à l'idée
de dictature. >> |
2.
Comme l'a remarqué un lecteur, je traite essentiellement de la prostitution
féminine. L'argumentation ne change évidemment pas de nature
en étant étendue aux hommes prostitués; il semble
simplement que la prostitution féminine soit plus répandue
que la masculine, et qu'elle pose quelques problèmes idéologiques
spécifiques. >> |
3.
Voir en particulier J.G. March et H.A. Simon, Les Organisations,
Dunod, Paris, 1969. >> |
4.
Nous empruntons cette terminologie à F.A Hayek, Droit, Législation
et Liberté, volume 1: règles et ordre, PUF, Paris, troisième
édition, 1992. >> |
5.
Nous n'évoquons ici que le cas des prostituées non victimes
d'un esclavagisme direct et ostensible. Dans une société
ne serait-ce que vaguement civilisée, le seul principe viable applicable
au viol et à l'esclavagisme réside dans la sévérité
pénale. >> |
6.
Rappelons ici cette évidence si embarrassante pour de nombreux féministes:
il existe des prostitué(e)s qui ont sélectionné
cette activité professionnelle parmi beaucoup d'autres possibles.
L'option « prostitution » peut résulter
d'un véritable processus « positif » de
décision, fondé sur l'examen d'un vaste éventail de
choix. >> |
|