Montréal, 21 décembre 2002  /  No 116  
 
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Erwan Quéinnec est maître de conférences en sciences de gestion à l'Université Paris XIII.
 
FONDEMENT DU LIBÉRALISME
 
RÉGLEMENTATION DE LA PROSTITUTION: 
L’ARGUMENT MARXISTE CONTRE
L’ARGUMENT LIBERAL
  
par Erwan Quéinnec
  
  
          Le débat sur la prostitution a occupé, en France, une partie importante de la scène politico-médiatique de l'été 2002. Lors d'un précédent article, nous avons vu à quel point certains des arguments les plus fréquemment opposés au libre exercice de la prostitution cherchent à fonder un désir de coercition(1) sur des principes ad hoc, impropres au sujet et/ou conceptuellement faux. Les arguments abolitionnistes s'abreuvent toujours aux sources d'un intégrisme moraliste radicalement incompatible avec l'idée de liberté, tout en cherchant à masquer cet état de fait derrière des positions de principe dont, en l'occurrence, la validité intellectuelle apparaît pour le moins hasardeuse.
 
          Pour autant, nul ne peut nier qu'en tant qu'activité clandestine ou quasi clandestine, la prostitution s'exerce fréquemment dans un cadre délictuel ou criminel. Et, comme nous le verrons, on ne saurait bien entendu la considérer comme une activité « comme les autres ». C'est une chose que de s'opposer à l'interdiction de la libre pratique de la prostitution. C'est autre chose – d'aussi peu libéral – que de faire comme si de rien n'était et comme si, dans leur for intérieur, les gens ne devaient avoir aucune raison valable d'en détester la proximité. 
  
          Loin des prétextes féministes (ou moralistes) examinés précédemment (voir le QL, no 115), nous proposons donc au lecteur d'examiner deux arguments beaucoup plus intéressants, relatifs à l'exercice de la prostitution(2): l'un est de facture fondamentalement marxiste et s'applique, en réalité, à une foule d'autres activités. L'autre est d'inspiration libérale et prône une régulation de la prostitution par la propriété privée. 
 
La thèse du « consentement relatif » ou l'alibi de la dictature absolue 
 
Argument n°1: le consentement des prostituées à leur activité est borné par un contexte social qui, s'il était différent (plus épanouissant) changerait les conditions de choix de ces dernières 
  
          Cet argument du « consentement relatif » est fréquemment convoqué à l'appui de la rhétorique anti-libérale et nourrit le fantasme de la « liberté réelle ». L'idée selon laquelle les individus sont incapables d'exercer leur liberté parce qu'ils sont toujours influencés et limités par un contexte social, une « propagande » (publicitaire, par exemple), une incertitude, est extrêmement répandue et justifie toutes les mesures consistant à faire le bien des gens malgré eux et à les traiter à l'égal d'enfants dont l'éducation serait perpétuellement à faire. Le crédit dont cet argument jouit dans l'opinion est à la mesure de tout ce que l'infantilisation peut avoir de séduisant: il repose en effet sur une vision de l'« individu-victime », opprimé par la société des nantis et, de la sorte, convient à tous ceux qui peuvent se prévaloir d'une condition sociale insatisfaisante. En d'autres termes, il est idéalement placé pour convenir à ceux qui adorent la liberté tout en détestant la responsabilité qui va avec. Délicieuse démagogie de toutes ces « thèses » socio-économiques qui veulent l'actif sans le passif, les dépenses sans les recettes, la consommation sans le travail et les dettes sans leur remboursement. 
 
          Toutefois, cet argument ne peut pas être traité « par dessus la jambe » car son postulat est exact: oui, un choix individuel est toujours borné par des limites de nature physique, psychologique, cognitive, financière, etc., à un moment donné; oui, il est toujours soumis à influence. Et une personne qui consent à une situation est tout à fait fondée à en concevoir une autre dans laquelle elle se trouverait mieux mais que, faute des ressources suffisantes au moment t, elle ne peut concrétiser instantanément, sauf à se servir discrétionnairement sur le travail des autres; car évidemment, si une personne pouvait à loisir asservir tous les autres hommes à ses désirs, elle repousserait très considérablement les limites de ses facultés de choix. 
 
          C'est précisément sur cette réalité que bute, en premier lieu, l'argument du consentement relatif. Les possibilités de choix et d'épanouissement d'une personne sont limitées par le consentement des autres et, en cela, le choix d'être ce qu'on est correspond toujours à une possibilité par défaut. Cela est vrai pour tous les hommes puisque chacun peut toujours envisager de faire mieux que ce qu'il fait, d'être mieux que ce qu'il est, d'avoir plus que ce qu'il a; les théories de la décision ont largement décrit le décalage qui existe entre l'état d'un individu et les « aspirations » qu'il conçoit(3). Même le tyran le plus repus de toutes les richesses pourra toujours regretter que Dieu lui refuse la grâce de sa conversation. 
 
          À moins de nier que, quelle que soit la forme politique retenue, les hommes continueront à vivre au contact les uns des autres – donc en société – et qu'en conséquence, un choix est toujours et par nature borné au sein d'un environnement social, l'aspect relatif du « consentement » de l'individu sur la foi de cet argument « contextualiste » constitue une évidence de la condition humaine... En tirer parti pour relativiser la puissance et la fertilité du concept de « consentement », c'est en nier jusqu'à la substance. Dès lors, il n'y aurait tout simplement plus « consentement » là où il y a « société ». Le concept marxiste de « liberté réelle » n'a donc éventuellement de portée, jusqu'ici, que s'il est possible à un régime non-libéral de créer un ordre économique « supérieur » à celui que permet la liberté individuelle: en ce qui concerne le communisme, il s'agit de la société sans classe du « à chacun selon les besoins ». La social-démocratie évoque, pour sa part, un « capitalisme tempéré », une « mondialisation maîtrisée » et autres expressions mi-chèvre, mi-chou du même genre. 
 
          En ces temps de malthusianisme à peine édulcoré, matérialisé par les thèses du « développement durable » ou les réglementations écologistes en tout genre, le marxiste pur et dur partage avec le libéral une aspiration au progrès fondée, pour rester schématique, sur la croissance des richesses disponibles. Voilà, qui, au moins, permet la discussion: il est difficile d'imaginer améliorer la condition des gens sans accroître leur niveau de consommation de biens et de services divers. Et c'est en voyant leur condition économique améliorée que les prostitué(e)s pourraient, si on lit entre les lignes des tenants du « consentement relatif », quitter la rue pour se recycler dans des activités plus épanouissantes. 
 
          Comment faire, dès lors? Ici, bien sûr, le marxiste et le libéral divergent. Là où le premier fait acte de « rationalisme constructiviste »(4) pour parvenir à « ses » fins, le second fait profession d'humilité en s'en remettant aux changements incrémentaux et non programmables, générés par la société des individus libres. 
 
          Or, il semble bien, en effet, qu'en ayant permis la production de toujours plus de richesses au moyen de facteurs de production sans cesse économisés (donc de temps épargné), le capitalisme libéral a permis de repousser assez loin les limites de la condition humaine. Miser sur la liberté, ce n'est donc pas seulement permettre aux prostitué(e)s qui le désirent, d'exercer sereinement leur activité. C'est aussi multiplier les opportunités d'emploi permettant aux prostitué(e)s forcé(e)s – et de manière générale, à tous les laissés pour compte d'une société donnée – d'entreprendre un changement de vie. 
 
          Ce point est essentiel: se prononcer en faveur du libre exercice de la prostitution, ce n'est pas être favorable à la prostitution en tant que telle, c'est simplement déléguer l'appréciation de cette dernière préférence aux individus concernés. Or, il ne fait aucun doute que de nombreuses prostituées exercent leur métier à contre coeur. Il suffit de rouler le long d'une route bordée de jeunes filles offertes ou de croiser certains regards pour ressentir l'aspect tristement sordide de leur situation. Cela n'est nullement une raison pour s'abstenir de discuter ce qu'infèrent les positions abolitionnistes, sous prétexte que la compassion rendrait toute argumentation sacrilège! 
 
          Dire que les prostitué(e)s(5) sont libres et responsables est une posture intellectuelle découlant d'une préférence morale pour la liberté individuelle et l'idéal de bonheur humain. Et cette posture qui, de prime abord, semble sèche de coeur, n'exclut nullement la compassion que l'on peut ressentir pour des filles au visage blême qui attendent, immobiles, dans le froid, qu'une voiture veuille bien s'arrêter. De ce point de vue, je ne partage pas entièrement l'intégrisme de la responsabilité consistant à décréter que les personnes qui se prostituent pourraient ou devraient faire autre chose si elles ne sont pas heureuses de leur sort; plus exactement, je partagerais cet intégrisme de la responsabilité si nous vivions dans une société intégralement libre. Or, ce n'est pas le cas: les femmes qui ont eu le malheur de vivre dans un type de société dont la négation de l'humanisme constitue le précepte fondamental – les sociétés communistes est-européennes – et les personnes dont les possibilités d'emploi et d'épanouissement personnel sont considérablement amenuisées par la dictature des réglementations sociales (qui renchérissent arbitrairement le coût du travail), de l'école imposée (inadaptée aux aspirations individuelles à la formation) ou des prélèvements fiscaux (qui, entre autres, réduisent l'épargne de précaution et de « reconversion »), celles-là, oui, peuvent à bon droit être considérées comme victimes, c'est-à-dire victimes d'une insuffisance de liberté. C'est pourquoi nulle posture n'est plus favorable à la reconversion des prostitués malheureux que la libéralisation de l'économie et de la société. 
 
          Hélas, les zélateurs du changement social instantané n'ont jamais le libéralisme en tête mais bien son contraire. C'est donc de l'État qu'ils veulent, de la puissance publique, pour résoudre tous les problèmes et élargir les conditions de choix des « populations les moins favorisées ». Évidemment, dire « qu'il faut aider les prostituées, les sans-papiers, les pauvres, etc. », non en leur donnant plus de liberté mais en leur attribuant, via l'impôt, plus de richesses (toutes choses égales d'ailleurs) que ne le permettrait une société (hypothétiquement) bâtie sur le libre consentement de chacun à choisir, dépenser, investir et orienter les choix de production, c'est, au mieux naïf, au pire malveillant et en tout cas, toujours despotique. 
 
          Les plus sincères parmi ceux qui demandent à l'État, au nom de l'intérêt général, de « libérer » les prostituées de leur condition en détournant une part de l'impôt à leur profit fonctionnent implicitement dans un cadre abondanciste d'une consternante naïveté. Ils font comme si le choix idéal était d'essence humaine, comme s'il était toujours possible d'en appeler à une puissance parfaitement régulatrice pour améliorer instantanément la condition des hommes. Cette puissance de nature divine porte un nom éloquent: il s'agit de l'État-providence, dont l'invocation incessante – même de manière implicite – relève de l'animisme le plus archaïque. En appeler de manière aussi incantatoire à l'État pour résoudre le mal-être de l'humanité et toucher enfin au bonheur sur Terre est à peu près aussi efficace que prétendre lutter contre la sécheresse en exécutant une danse de la pluie... 
 
          Changer instantanément les conditions de choix des prostituées malheureuses(6) par le biais de la redistribution sociale, c'est évidemment dégrader, au moyen de la contrainte physique, celles d'autres personnes (peu de gens manifestent une volonté explicite de payer l'impôt) et décider, en conséquence, que les contribuables imposés ne méritent pas l'argent qu'ils gagnent ou que celui-ci est inutile à leur propre quête d'« élargissement des conditions de choix »... L'alchimiste social de bonne foi pourra, bien entendu, s'appuyer sur le sacro-saint argument de la « discrimination positive » pour justifier sa redistribution: les populations jadis opprimées mériteraient aujourd'hui qu'on les « surprotège » ou qu'on les « survalorise ». Ce rééquilibrage à la louche des conditions sociales, qui vise à transformer de fantasmatiques communautés d'opprimés en plus tangibles castes de privilégiés, sans avoir une quelconque idée des compensations à opérer, des transactions à nouer et des équilibres à respecter entre avantages et contributions individuels, ne fait bien entendu que matérialiser un système de préférences politiques aussi injuste qu'inefficace. 
 
          Supposons toutefois que la « liberté réelle » ne soit pas l'amélioration de la liberté formelle mais tout autre chose (ce qu'elle est, assurément...), et que l'on puisse donc imaginer un système de redistribution fiscale réalisé par un État efficace, clairvoyant, intelligent, permettant de créer plus de richesse et plus de bien-être que le « marché libéral », en améliorant le sort des plus défavorisés, par exemple, sans dégrader celui des autres catégories de population. Cette alchimie est, en réalité, illusoire mais acceptons de lui accorder un crédit temporaire, ne serait-ce que pour pouvoir examiner ce qu'implique la redistribution planifiée, même « efficace ». 
 
     « Changer instantanément les conditions de choix des prostituées malheureuses par le biais de la redistribution sociale, c'est évidemment dégrader, au moyen de la contrainte physique, celles d'autres personnes et décider, en conséquence, que les contribuables imposés ne méritent pas l'argent qu'ils gagnent ou que celui-ci est inutile à leur propre quête d'"élargissement des conditions de choix". »
  
          « Victoire » crieraient nos alchimistes sincèrement préoccupés de liberté, « nous avons changé les conditions de choix des prostituées sans dégrader celles de quiconque! » Quoique cette prouesse fût suffisamment remarquable pour que nous exprimions quelque repentir à avoir qualifié nos idéalistes de « naïfs » ou d'« animistes », il n'en est pas moins clair que, sauf à parvenir à l'édification de la société communiste du « à chacun selon ses besoins » (ce qui n'est réalisable qu'en tuant un grand nombre de personnes – un homme mort se montre en général moins revendicatif qu'un vivant – ou en les réduisant au silence – un besoin que l'on n'exprime pas est un besoin satisfait), notre remarquable gouvernement, si prompt et si habile à « élargir les conditions de choix » des populations défavorisées au moyen d'une politique fiscale « indolore », aurait rapidement à affronter une somme considérable de revendications sociales, émanant d'ensembles plus ou moins organisés d'individus et toutes plus exigeantes les unes que les autres. 
 
          Pourquoi? Parce qu'il n'y a aucune raison que chacun ne se trouve fondé à pouvoir prétendre au « tour de force » dont ont bénéficié, dans notre exemple, les prostituées... Il n'est évidemment pas surprenant que nos social-démocraties soient caractérisées par autant de revendications pressantes s'adressant à la manne de l'argent prélevé de force au contribuable, par les gouvernants élus. Puisqu'il suffit de demander de l'argent au gouvernement pour élargir la palette de ses conditions de choix, il est évident qu'il ne se trouvera plus une personne dans la société pour se trouver satisfaite de la position qu'elle occupe ni des conditions dans lesquelles elle officie! Et cette revendication perpétuelle sera même d'autant plus radicale que tout le monde aura l'impression qu'elle peut sans préjudice majeur s'exercer sur l'ensemble de l'économie (plus une politique fiscale apparaît comme indolore, plus la demande de privilèges peut s'épanouir en toute sérénité). 
 
          Le système de la redistribution discrétionnaire, même lorsqu'on lui prête des qualités d'efficacité économique, soulage l'individu de sa liberté et de sa responsabilité de lui-même et le transforme ainsi en quémandeur perpétuel, chacun devenant très prompt à promettre allégeance au postulat du « consentement relatif » en échange d'un peu d'argent supplémentaire – sorte de pacte faustien, consistant en un sacrifice permanent de liberté contre un confort provisoire prélevé sur les deniers d'autrui – et, à se trouver, en toute bonne foi, beaucoup plus heureux après la gratification fiscale qu'avant. Il reste donc aux chefs éclairés de la majorité tyrannique à choisir qui est heureux, qui est malheureux et qui, en conséquence, mérite de recevoir l'impôt ou de le payer. 
 
          Comme, en réalité, l'État interventionniste stérilise, faute d'information et d'incitations idoines, une quantité considérable de ressources économiques, il résulte du système d'octroi de privilèges un appauvrissement économique général (ou un enrichissement moindre) par rapport à ce qu'aurait permis la régulation des rapports sociaux par la liberté individuelle. 
 
          Les naïfs de bonne foi devront donc renoncer à leur illusion abondanciste et se rallier aux vertus du capitalisme libéral pour espérer améliorer, patiemment, les conditions d'existence des individus. Critiquer sur des fondements non libéraux la situation d'oppression sociale dans laquelle se trouve telle ou telle population et en inférer la possibilité d'une miraculeuse intervention de l'État-providence, c'est légitimer une dictature – même diluée dans un système complexe d'allocations sociales ou de redistributions fiscales – qui relève du caprice d'enfant. Le fait que, sauf à croire en un paradis communiste qui procède d'une véritable toxicomanie de l'esprit, il s'avère tout simplement impossible de construire un système où chacun atteindrait la satiété, traduit la réalité brute que l'« intérêt général » consiste toujours à choisir les uns contre les autres. Tel est l'effet logique, inévitable, d'une politique de « promotion de l'égalité des conditions » qui constitue le contraire de la liberté. 
 
          En effet, si l'on invoque l'arbitraire de l'ordre libéral pour contester les « conditions de choix » proposées aux prostituées ou à d'autres, c'est forcément pour y substituer un système au moins aussi arbitraire (et probablement moins performant). Sur ce sujet, aucun espoir à entretenir: si la liberté individuelle n'existe pas ou si elle ne produit pas les effets jugés désirables par les tenants de la dictature socialiste, le système de gouvernement qui lui sera substitué sera incapable d'inventer une « autre liberté »; il reposera sur une autre propagande et avantagera d'autres catégories de populations. L'intérêt général n'est ainsi que le prétexte à la dictature du moi (ou du nous), imposé par la force à tous. 
 
          La seule manière d'éviter qu'une autorité non consentie n'impose ses fins partiales à l'ensemble de la société, c'est de ne concevoir la réalité du consentement relatif des individus que comme le moteur de l'ambition, du travail et de l'innovation dont chacun peut en toute légitimité tirer les fruits. Le progrès n'existe d'ailleurs que là où se ressent la frustration... 
 
          Donner des privilèges aux uns en dépouillant les autres plutôt que s'en remettre à la fonction régulatrice de la liberté – je négocie avec toi et j'obtiens tout ce que tu voudras bien m'accorder –, c'est admettre qu'un système centralisé pourrait faire mieux que le marché libre. Or, cette illusion, qui déconnecte la fin (imposée par les tyrans) des moyens (prélevés sur le travail des gens) repose toujours sur l'idée d'« objectifs publics à atteindre » supérieurs aux aspirations individuelles, comme si la liberté pouvait avoir un sens exogène à l'individu, comme s'il lui était possible de se mettre au service de finalités autres que celles intériorisées et portées par chacun d'entre nous! 
 
          Il faut donc se résoudre à ce que « changer les conditions sociales du choix des prostituées » autrement qu'au moyen de la liberté individuelle, revienne à privilégier formellement les prostituées par rapport aux autres catégories de populations et à priver tout le monde de liberté. Il n'y a rien d'étonnant à ce que le communisme, lequel prétend élargir les conditions de choix du prolétariat, ait abouti, partout, universellement, à la persécution, à l'extermination et au népotisme. Cela permet de servir ceux qu'on a choisi sans se préoccuper des récriminations des autres, logique endogène à l'idéologie communiste même... On peut toujours invoquer une « liberté réelle » préférable à un état de « libertés formelles » semblant moins satisfaisant, au motif, crédible, qu'il doit toujours y avoir moyen de faire mieux. Et il est vrai que le consentement d'un individu ne peut être postulé qu'in situ. Mais si accomplir une action à défaut d'une autre, sans doute préférable, c'est effectivement un consentement relatif, faire quelque chose sous la menace d'une amende, la promesse de la prison ou la contrainte d'un fusil (ou être empêché de le faire par les mêmes moyens), relève de la servitude absolue. Il n'y a donc de liberté que « formelle », d'égalité que juridique. 
 
          Et alors, diront certains? Pourquoi ne remettrait-on pas en cause ce culte de la liberté? Les limites de la liberté formelle et du consentement d'autrui ne sont-elles pas par principe, aussi mutilantes que les diktats du despote? Si rien n'est liberté totale, consentement absolu, choix parfait, pourquoi, alors préférer tel régime à tel autre? L'argument paraît scientifique à certains: puisque le postulat de liberté est stricto sensu indémontrable (il faudrait pouvoir disséquer les âmes au scanner pour trouver trace physique de cette aptitude à décider...), pourquoi devrait-on y croire? Plutôt que de renvoyer de pareils sceptiques à leurs références épistémologiques (en mathématiques, les axiomes n'ont pas vocation à être vrais: on leur demande simplement de « fonctionner », de permettre des inférences logiques, d'être « fertiles » et « réalistes », lorsqu'il s'agit d'appliquer la méthode mathématique à la découverte scientifique, notamment), insistons sur ce dont découle implacablement une telle posture. 
 
          La doctrine selon laquelle tout se vaut puisque rien n'est vrai (en oubliant allègrement que certaines choses sont fausses) aboutit à la légitimation de l'arbitraire dictatorial aussi sûrement que le relativisme accouche du nihilisme. Et puisque la doctrine de l'intérêt général convoque le pouvoir politique au secours de la défense de certains intérêts au détriment d'autres, pour ne finalement aboutir qu'à des formes plus ou moins subtiles de népotisme (et dont, en vertu de l'altération fatale subie par la règle de la loi, on ne sait définir les limites), l'ambition d'amélioration de la liberté dont elle procède ne débouche finalement que sur la loi du plus fort. Intéressante dialectique qui veut que la remise en cause, l'amendement ou la destruction souhaités du libéralisme, au nom d'une idéologie du progrès qui pointe du doigt l'illusoire absoluité de la notion de liberté et fustige sa brutalité « animale » (« le libéralisme, c'est la loi de la jungle »), ne soit capable de rien d'autre que de promouvoir un ordre social gouverné par la loi plus ou moins tempérée du puissant. 
 
Candeur et servitude de la propriété publique 
 
Argument n°2: la prostitution « de rue » dérange les riverains 
 
          Venons-en au dernier argument favorable à l'interdiction (ou la réglementation) de la prostitution. Cet argument est le moins « idéologique », le moins « transcendant », le plus trivial, le plus concret et donc le plus percutant de tous: oui, la prostitution « de rue » dérange les riverains, pour des raisons qu'il est inutile de détailler (trottoirs sales, spectacles dégradants, trappe à délinquance ou à toxicomanie, etc.). 
 
          Bien sûr, pourrait-on objecter, la réouverture des « salons » et autres « maisons closes » pourrait résoudre le problème, tant le meilleur moyen de lutter contre un commerce sale consiste à le transformer en commerce propre. Certes, mais il n'en reste pas moins que la prostitution de rue s'avérant probablement moins coûteuse que la prostitution d'intérieur (ne serait-ce que pour d'évidentes raisons d'amortissement des coûts fixes que représentent une « maison »), elle continuerait à trouver preneur. Or, indiscutablement, les riverains peuvent en concevoir un préjudice. Plutôt, d'ailleurs, qu'à une atteinte de nature psychologique, dont l'invocation peut donner lieu à tous les abus judiciaires, on peut ici s'appuyer sur un préjudice patrimonial probable, beaucoup plus commodément constatable au moyen d'une évaluation du prix de l'immobilier, dans les quartiers livrés à la prostitution de rue. Par quelle aberration des personnes se livrant à une activité X dans une rue Y peuvent-elles avoir le « droit » d'appauvrir d'autres personnes, qui y habitent et qui « n'ont rien demandé »? La réponse est simple: parce que nul n'est propriétaire de la rue en question... 
 
          Une propriété publique n'est éventuellement envisageable que si tout le monde en a exactement le même usage, dans les mêmes conditions. Utiliser un trottoir pour marcher dessus ne ferait sans doute pas problème. Racoler, fumer, dormir, boire, hurler, sont autant d'usages du trottoir pouvant être préjudiciables aux riverains. La question de la prostitution de rue ne pourra donc être réglée que de façon arbitraire et parfaitement injuste, quelle que soit la décision prise, parce que personne n'est propriétaire du bien qui en constitue le lieu d'exercice. 
 
          La propriété, en effet, partage avec l'amour une caractéristique fondamentale: en jouir, c'est aussi exclure. Si les riverains pouvaient acheter la rue construite le long de leur appartement (en coopérative, société civile ou autre...), ils seraient bien entendu en droit d'en exclure qui ils voudraient, sans condition ou de manière plus relative en en tarifant l'usage. Il en irait de même si des prostituées en devenaient librement propriétaires. Le prix que l'on met dans l'acquisition de quelque chose est la mesure la plus crédible qui soit du consentement et de la satisfaction de chacun. Car un prix monétaire, c'est toujours un sacrifice de temps, d'énergie, d'utilité, c'est une partie de soi-même à laquelle on renonce en échange de quelque chose de plus avantageux, de plus épanouissant. Il n'y a donc rien de plus « juste » qu'un prix librement négocié et rien de plus révélateur de ce que sont les aspirations de quelqu'un. 
 
          Dans le cas de la prostitution de rue comme dans de nombreux autres cas, on voit que l'arbitraire public est indissociable de la « propriété publique » des biens et services. Et il n'y a donc nul lieu de s'étonner que, dans l'histoire des hommes, les régimes les plus totalitaires aient été ceux chez lesquels la collectivisation des biens fut la plus achevée. 
 
          Il semble donc que, parce que leur activité est moralement et unanimement condamnée par une apparente majorité de personnes, les prostituées doivent faire les frais d'interdictions, d'exclusions, de restrictions issues d'un rapport de forces qui ne doit rien à la négociation, au travail ou aux contrats entre parties prenantes au problème. Les riverains y trouveront-ils leur compte, eux, qui, en l'état mais à condition d'y « mettre le prix », seraient les seuls réellement fondés à prétendre vouloir proscrire la prostitution de rue? Rien, bien entendu, n'est moins sûr. Si la prostitution est le plus vieux métier du monde, c'est qu'elle répond à un besoin aussi vieux qu'elle. Elle s'exercera donc ailleurs, loin des yeux mais toujours aussi près du corps, à l'avantage de certains riverains et au préjudice d'autres, plus que jamais livrée aux logiques des réseaux clandestins, des clients insalubres et du trafic de femmes. Jusqu'à ce qu'un jour, peut-être, la liberté ait son mot à dire. 
  
  
1. Éventuellement désirable en lui-même et en toute cohérence pour qui  fait explicitement allégeance à l'idée de dictature.  >>
2. Comme l'a remarqué un lecteur, je traite essentiellement de la prostitution féminine. L'argumentation ne change évidemment pas de nature en étant étendue aux hommes prostitués; il semble simplement que la prostitution féminine soit plus répandue que la masculine, et qu'elle pose quelques problèmes idéologiques spécifiques.  >>
3. Voir en particulier J.G. March et H.A. Simon, Les Organisations, Dunod, Paris, 1969.  >>
4. Nous empruntons cette terminologie à F.A Hayek, Droit, Législation et Liberté, volume 1: règles et ordre, PUF, Paris, troisième édition, 1992.  >>
5. Nous n'évoquons ici que le cas des prostituées non victimes d'un esclavagisme direct et ostensible. Dans une société ne serait-ce que vaguement civilisée, le seul principe viable applicable au viol et à l'esclavagisme réside dans la sévérité pénale.  >>
6. Rappelons ici cette évidence si embarrassante pour de nombreux féministes: il existe des prostitué(e)s qui  ont sélectionné cette activité professionnelle parmi beaucoup d'autres possibles. L'option « prostitution » peut résulter d'un véritable processus « positif » de décision, fondé sur l'examen d'un vaste éventail de choix.  >>
 
 
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