Il
faudrait, bien sûr, de nombreuses pages pour démontrer de
manière précise les erreurs et les confusions de la pensée
keynésienne. Mais prenons seulement un exemple. Les cerveaux contemporains
sont imprégnés de l'idée d'inspiration keynésienne
selon laquelle la consommation est le moteur de la croissance (et cette
idée inspire par exemple tous les constructeurs de modèles
de prévision macroéconomiques et tous les commentateurs de
la conjoncture). Or c'est l'épargne qui est le moteur de la croissance:
pour qu'il y ait croissance il faut en effet accepter de renoncer à
des consommations présentes pour libérer des ressources afin
d'investir, d'accumuler du capital et de rendre ainsi l'innovation possible.
La seule relance possible est la relance par l'épargne. Il faut
pour cela non pas « encourager » l'épargne,
mais supprimer tous les obstacles fiscaux et réglementaires qui
freinent sa formation.
A.:
Comment la déficience de
compétence économique en politique se répercute-t-elle
sur la situation actuelle en France et en Europe?
P.
S.: Chacun d'entre nous peut facilement
comprendre dans la vie quotidienne ce qu'est un acte libre et ce qu'est
un acte contraint. Mais il est souvent difficile de comprendre comment
fonctionne une société où les hommes sont véritablement
libres. De là vient le préjugé selon lequel il faut
imposer une direction centralisée et pratiquer des politiques économiques
sans laquelle, dit-on, l'anarchie règnerait. Par ailleurs, à
partir du moment où il est possible d'obtenir quelque chose non
pas par ses efforts productifs, mais en ayant recours à la contrainte
publique, on arrive à une situation comme celle qu'a si magnifiquement
décrite Frédéric Bastiat en définissant l'État
comme « cette grande fiction par laquelle chacun s'efforce
de vivre aux dépens des autres ». Telle est bien
la situation de la France et des pays européens.
Mais
toute intervention étatique dans les interactions individuelles
se traduit par ce qu'on appelle parfois des « effets
pervers » qui sont en réalité la conséquence
logique de la méconnaissance du fonctionnement des sociétés.
On essaie alors de corriger ces effets pervers par d'autres interventions
qui créent d'autres effets pervers. Et c 'est ainsi que peu à
peu on détruit la créativité des hommes et leur liberté.
À
titre d'exemple, on prélève des impôts pour pratiquer
des politiques d'emploi (distribution de subventions, développement
du Droit du travail, embauche d'inspecteurs du travail, etc.), mais on
détruit ainsi les incitations des salariés à travailler
et les incitations des entrepreneurs à embaucher (puisque leurs
activités sont rendues moins rentables par l'impôt). Le chômage
augmente donc, et l'État réagit en inventant de nouvelles
politiques d'emploi dans un cercle vicieux sans fin. Mais, comme l'avait
si bien dit Lady Thatcher, la meilleure politique d'emploi c'est de ne
pas en avoir.
A.:
Quel rôle les médias,
y compris ceux financés par l’État, jouent-ils dans la propagation
d’idées erronées?
P.
S.: Si je regarde le cas de la
France j'y vois surtout un ensemble rigide dont toutes les parties – médias,
écoles et universités, pouvoir politique – sont imbriquées
d'une manière qui fait penser à l'Union soviétique.
La pensée dominante – pensée interventionniste, floue et
bardée de bons sentiments – est le ciment qui relie tous ces morceaux.
Sous le prétexte fallacieux de l'égalité, l'État
impose son: monopole dans la formation des cerveaux (et la France est l'un
des rares pays où la concurrence n'existe pas dans le domaine des
universités, car elle est interdite). Personne n'a ensuite le courage
intellectuel de briser le consensus et personne d'ailleurs n'y a intérêt
puisque l'État est omniprésent. Les chercheurs produisent
une prétendue recherche qui légitime de nouvelles interventions,
dont les médias font la publicité et que les hommes politiques
appliquent.
À
titre d'anecdote, je me souviens des années noires de la sinistre
ère mitterrandienne où l'on m'avait fait venir (par erreur...)
pour une émission de télévision et où le rédacteur
en chef m'avait renvoyé de peur de recevoir le lendemain un appel
téléphonique de l'Élysée. On n'en est plus
tout à fait là, mais par contre la virulence des médias
s'est accrue à l'encontre de la pensée libérale.
A.:
Les idées des penseurs libéraux
sont parfois considérées comme inappropriées aux problèmes
actuels, qualifiés de trop complexes. Quel est votre avis?
P.
S.: C'est parce que les problèmes
sont complexes qu'il faudrait recourir aux instruments de compréhension
fournis par la pensée libérale. Ce sont en effet les penseurs
libéraux qui ont été ou qui sont les penseurs de la
complexité. Ainsi, Friedrich Hayek a été le théoricien
de l'ordre spontané, c'est-à-dire de la manière dont
la cohérence peut s'installer dans des systèmes dépendant
non pas d'un cerveau central, mais d'une production démultipliée
de connaissances. Alors que nous évoluons vers une économie
de réseaux, la pensée libérale – et je devrais plutôt
dire celle qui relève de l'école dite autrichienne (c'est-à-dire
les héritiers intellectuels de Carl Menger, Eugen Böhm-Bawerk,
Ludwig von Mises ou Friedrich Hayek) devrait attirer toute l'attention.
Je suis persuadé qu'une bonne connaissance des grands auteurs de
l'École autrichienne aide à comprendre le monde, mais aussi
à trouver des solutions efficaces dans la vie de tous les jours,
quel que soit le niveau auquel on se place (celui d'un pays, d'une entreprise
ou même d'une famille).
A.:
Le concept de solidarité
semble utilisé pour justifier toutes les redistributions étatiques
de richesses imaginables. Quelle est la réponse des libéraux
dans le domaine social?
P.
S.: La solidarité, encore
un concept ambigu dont il faut se méfier! En termes très
généraux, on peut dire que tous les êtres humains sont
solidaires en ce sens qu'ils sont des êtres sociaux, c'est-à-dire
qu'ils dépendent les uns des autres. Il en résulte que toute
action menée par un individu a des conséquences – jugées
bonnes ou mauvaises – sur les autres individus. En particulier, tout échange
rend les partenaires solidaires et leur coopération pacifique leur
est profitable. Ainsi, dans une entreprise – que l'on peut définir
comme un ensemble de contrats – tous les partenaires sont solidaires, par
exemple les propriétaires et les salariés.
Mais
il est vrai que le terme solidaire est plus souvent utilisé pour
désigner une action unilatérale, plus précisément
un don: on manifeste sa solidarité avec autrui en lui transférant
des ressources dont on estime qu'elles lui seront utiles. Bien entendu,
dans la mesure où les ressources – en particulier les ressources
en temps – de chacun sont limitées, il est impossible, de ce point
de vue, d'être solidaire de tous les habitants du monde et il faut
choisir les actes de solidarité que l'on considère comme
prioritaires. C'est un fait d'observation que la plupart des êtres
humains ressentent et expriment un sentiment de solidarité à
l'égard d'autres êtres humains et l'Histoire nous offre de
ce point de vue un vaste panorama des moyens utilisés pour exercer
cette solidarité de manière individuelle ou collective. Ainsi,
les oeuvres charitables et autres associations caritatives sont le fruit
d'initiatives volontaires qui ont conduit certains à penser qu'il
était préférable de mettre en place des organisations
collectives volontaires plutôt que d'agir isolément. Mais
la différence essentielle est évidemment celle qui existe
entre les transferts volontaires et les transferts obligatoires.
« La solidarité est un concept ambigu dont il faut se méfier!
En termes très généraux, on peut dire que tous les
êtres humains sont solidaires en ce sens qu'ils sont des êtres
sociaux, c'est-à-dire qu'ils dépendent les uns des autres.
Il en résulte que toute action menée par un individu a des
conséquences – jugées bonnes ou mauvaises – sur les autres
individus. » |
|
Ce
que l'État appelle la solidarité relève évidemment
de la deuxième catégorie et dans ce cas c'est une tromperie
de parler de solidarité. En effet, on ignore nécessairement
dans quelle mesure ceux qui subissent les prélèvements les
souhaitent volontairement. Quels que soient les mérites des bénéficiaires
de la redistribution, il n'en reste pas moins qu'elle prend sa source dans
un acte de spoliation. Et une spoliation reste toujours une spoliation.
Comme le dit le dicton, « la fin ne justifie pas les
moyens ». C'est au nom de ce principe que l'on condamnera
un voleur, même s'il destine son butin à des pauvres. Pourquoi
ne condamne-t-on pas ceux qui procèdent exactement ainsi, mais de
manière légale? Ces derniers sont encore plus condamnables
puisqu'ils profitent eux-mêmes de ces transferts: c'est bien entendu
pour attirer le maximum de voix aux élections qu'ils distribuent
les richesses créées par les efforts d'autrui. On ne peut
évidemment attribuer aucune valeur morale à un acte de charité
fait avec l'argent des autres en utilisant la contrainte.
Une
fois de plus, le langage est trompeur. Ainsi, en France, on appellera «
impôt de solidarité sur la fortune »
un impôt discriminatoire; on parlera de solidarité entre les
générations pour justifier un régime de retraite par
répartition, c'est-à-dire le fait de payer des retraites
aujourd'hui avec l'argent de ceux qui sont actifs, en promettant à
ces derniers de faire de même avec l'argent des générations
futures (c'est-à-dire des hommes et des femmes qui ne sont peut-être
même pas encore nés, qui ne sont donc pas en état de
s'exprimer et qui ne seront peut-être pas d'accord avec cette prétendue
solidarité).
A.:
Quel est votre avis sur la culture
financée par l’État?
P.
S.: Sur ce point, je pourrais me
contenter de citer Frédéric Bastiat: « Je
suis de ceux, je l'avoue, qui pensent que le choix, l'impulsion doit venir
d'en bas, non d'en haut, des citoyens, non du législateur; et la
doctrine contraire me semble conduire à l'anéantissement
de la liberté et de la dignité humaines »
(pamphlet, « Théâtres, Beaux-Arts »).
Mais j'ajouterai pourtant cette remarque: c'est une fiction de penser que
l'État finance la culture parce que l'État n'est pas un être
doté de raison et d'imagination. En réalité, derrière
cette fiction de langage – l'État – il y a des êtres concrets
– et c'est pourquoi, pour ma part, je m'efforce de ne pas parler de l'État,
mais des hommes de l'État. Or ces êtres ont leurs propres
goûts et préjugés. Ce sont ces goûts et préjugés
qu'ils peuvent satisfaire... avec l'argent des autres, au nom de la «
culture ». Ce dernier terme est encore une fiction de langage:
la culture n'existe pas; ce qui existe c'est une multiplicité de
goûts, d'oeuvres d'art, de rencontres entre des artistes, des écrivains
et ceux qui aiment leurs oeuvres.
A.:
La France a produit de très
grands économistes libéraux au fil des siècles. Comment
se fait-il que le libéralisme soit souvent considéré
comme une spécialité anglo-saxonne incompatible avec l’esprit
européen continental?
P.
S.: C'est un très étrange
et très important phénomène. Car il est vrai que des
auteurs comme Turgot, Frédéric Bastiat, Jean-Baptiste Say
(et bien d'autres!) ont été d'extraordinaires précurseurs
de la pensée économique (en particulier de l'École
« autrichienne »). Leur tradition subjectiviste
est supérieure à la tradition anglo-saxonne, mais l'on considère
effectivement bien souvent que la pensée libérale est d'origine
anglo-saxonne. Il faudrait beaucoup de temps pour essayer de comprendre
les raisons de cette étrange situation. Mais l'une des meilleures
explications a été donnée par Friedrich Hayek. Il
explique en effet qu'au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, les
performances des scientifiques français ont conduit à penser
qu'il était possible de les imiter dans le domaine des sciences
sociales en formant des « ingénieurs sociaux
». De là est venu le positivisme qui est devenu finalement
dominant, en particulier dans un pays, la France, très centralisé
et étatisé. Mais il serait urgent de retrouver cette superbe
tradition intellectuelle française.
A.:
Quels sont pour vous les plus grands
économistes libéraux, de France, d’Europe et d’ailleurs,
anciens et contemporains?
P.
S.: Compte tenu de ce que j'ai
dit ci-dessus, les plus grands économistes se rattachent pour moi
à la tradition « autrichienne », qu'il
s'agisse des précurseurs français juste cités, ou
d'économistes comme Ludwig von Mises ou Friedrich Hayek. Il faudrait
ajouter à cette (trop courte) liste Murray Rothbard, trop ignoré
en France (et même d'ailleurs aux États-Unis) et qui a fait
un travail original prodigieux. Mais en-dehors de ce courant, il faudrait
évidemment ajouter tous ceux qui ont pris une option méthodologique
différente et qui ont apporté des contributions majeures
à la pensée libérale (par exemple Milton Friedman,
Gary Becker ou James Buchanan). À vrai dire, cette question m'embarrasse
parce que je suis forcément incomplet et injuste en me limitant
à quelques noms, alors que je suis frappé par la véritable
explosion de la pensée libérale à notre époque,
en particulier aux États-Unis. Ainsi – et pour se limiter au courant
« autrichien » – le Mises Institute d'Auburn (États-Unis)
réunit chaque année une conférence internationale
des intellectuels autrichiens où sont présentés des
dizaines et des dizaines de rapports d'un très grand intérêt.
A.:
Quel est le rôle aujourd’hui
de la Société du Mont-Pèlerin? Quel est votre rôle
actuel au sein de cette organisation?
P.
S.: La Société du
Mont-Pèlerin a été créée en 1947 par
Friedrich Hayek pour constituer une sorte d'Académie internationale
d'intellectuels libéraux. Elle réunit maintenant environ
500 membres d'une quarantaine de pays. Ses activités explicites
sont limitées (un ou deux congrès par an), mais son influence
réelle est considérable. Elle est en effet le centre d'un
exceptionnel réseau d'intellectuels libéraux à travers
le monde. Ainsi, il existe actuellement plus d'une centaine d'instituts
libéraux qui ont généralement été créés
par des membres ou des sympathisants de la Société du Mont-Pèlerin.
Ce qui est remarquable c'est que, fidèle à ses principes,
la Société est arrivée à se préserver
de la tentation de la politisation, de la bureaucratisation et de la médiatisation.
Elle constitue en quelque sorte une grande famille intellectuelle.
J'ai
eu pour ma part l'honneur de présider la Société du
Mont-Pèlerin de 1994 à 1996. Je suis évidemment redevenu
un membre normal, comme cela doit être.
A.:
Quelle est votre opinion de l’Union
européenne actuelle, qui semble diviser les libéraux?
P.
S.: Il y a en Europe deux tendances
divergentes, l'une qui conduit à plus de concurrence (par la déréglementation,
la suppression des obstacles aux échanges), l'autre qui pousse à
plus de centralisation (par les politiques communes, l'euro, la coordination
des politiques économiques, l'harmonisation fiscale ou réglementaire,
etc.). Je crains que la tendance centralisatrice l'emporte et la création
de l'euro en est un signe évident. Pour que les économies
européennes soient intégrées, il suffirait de laisser
faire la concurrence dans tous les domaines (échanges commerciaux,
mouvements de facteurs, bien sûr, mais aussi concurrence fiscale,
concurrence réglementaire, concurrence juridique, concurrence monétaire,
etc.). Mais nous n'avons surtout pas besoin d'une Commission européenne
et d'un Parlement qui légifèrent et qui réglementent
pour toute l'Europe. Le progrès consisterait à faire exactement
l'inverse, par exemple en donnant aux collectivités locales la liberté
de décider de leur système fiscal et de reverser une partie
de leurs ressources aux échelons supérieurs (fédéralisme
fiscal). Heureusement, le Royaume-Uni – même avec un gouvernement
travailliste – exerce une influence compensatrice pour freiner la dérive
centralisatrice. Et je forme le voeu que la Suisse ne soit jamais tentée
de rejoindre l'Union européenne, mais qu'elle prouve par l'exemple
que la liberté individuelle est toujours le meilleur moyen de résoudre
les problèmes économiques et sociaux.
A.:
Le libéralisme, face à
l’étatisme, gagne-t-il du terrain dans le débat d’idées
en Europe? Valéry Giscard d’Estaing va-t-il raviver le libéralisme
en Europe? Quelles sont les perspectives d’avenir?
P.
S.: Malheureusement, je n'ai pas
l'impression que le libéralisme gagne du terrain dans le débat
d'idées. C'est pour moi une déception car je pensais, lors
de la chute du mur de Berlin, que la vérité éclaterait
désormais. Mais je me suis vite rendu compte que les adversaires
du libéralisme – ceux qui se sont si lourdement et tragiquement
trompés pendant des décennies – ne pouvaient cacher leurs
erreurs qu'en pratiquant la fuite en avant: au lieu de célébrer
la chute du mur de Berlin comme le symbole d'un retour à la liberté
individuelle, ils ont proclamé la victoire de la démocratie
(c'est-à-dire d'un mode d'organisation de la société
politique) et ils sont partis en guerre contre les fictions que sont l'ultra-libéralisme
et le néo-libéralisme, deux concepts construits de toutes
pièces par les collectivistes et dans lesquels les libéraux
ne se reconnaissent pas.
Je
n'attends rien de Valéry Giscard d'Estaing. S'il était vraiment
libéral, on s'en serait aperçu lorsqu'il était Président
de la République française. Mais sa présidence a été
une ère d'interventionnisme étatique croissant (avec l'exception
du retour à la liberté des prix).
De
toutes façons, si le libéralisme doit un jour gagner la bataille
des idées, il ne viendra pas d'en haut, mais d'en bas. Et de ce
point de vue, j'ai un seul espoir: l'ouverture d'esprit des nouvelles générations.
Le combat est en tout cas un combat intellectuel et non un combat politique.
La politique suivra lorsque les esprits auront changé.
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