Montréal, le 7 mars 1998
Numéro 1
 
(page 5) 
 
 
page précédente 
            Vos commentaires           
  
 
 
 
 
 
     LE QUÉBÉCOIS LIBRE sollicite des textes d'opinion qui défendent un point de vue libertarien sur n'importe quel sujet d'actualité. Les textes doivent avoir entre 700 et 1200 mots. Prière d'inclure votre titre ou profession, ainsi que le village ou la ville où vous habitez.  
 
 
 
 
 
 
 
 
 
LEMIEUX EN LIBERTÉ 
 
LA THÉORIE
DES DEUX OREILLES

          Il faut lire les réclames que le Syndicat de la fonction publique du Québec publie ces jours-ci dans la presse québécoise. La plus récente d'entre elles, au moment d'écrire ces lignes, s'intitule: « Les fonctionnaires du Québec vous souhaitent de beaux rêves »(1). 
 
          Le texte dit à peu près ceci – et j'interprète à peine. Si vous pouvez « dormir sur vos deux oreilles » la nuit, c'est grâce aux fonctionnaires de l'État (l'État québécois en l'occurrence, mais ça n'a pas vraiment d'importance). Sans la fonction publique, en effet, vous n'auriez pas de « logement salubre et accessible ». De manière générale, c'est parce que l'État égalise les chances que chacun peut dormir en paix. « Le Québec, disent-ils, s'est doté d'outils » – qui incluent sans doute nos oreilles collectives. Mais « avec la récente tendance à la privatisation et au démantèlement de l'appareil étatique », le rêve tournera au cauchemar. Bref, merci, mon bon Seigneur.   
 
          Pour immortaliser l'éclair de génie des penseurs du syndicat des fonctionnaires, nommons cette hypothèse la théorie des deux oreilles. N'oublions pas, quand même, qu'il existe des philosophies politiques sérieuses pour soutenir que, au-delà d'une vie « solitaire, besogneuse, pénible, quasi-animale et brève »(2), l'individu doit tout à l'État. Mais cette idée, qui est à l'exact opposé de l'approche libertarienne, pose deux types de problèmes.

 L'individu doit-il tout à l'État? 

        Premièrement, elle est loin d'être démontrée. Il importe de bien établir la distinction entre les règles de vie en société d'une part et, d'autre part, le pouvoir organisé qu'on appelle « État ». Si les premières sont indispensables à la civilisation, la nécessité du second est plus discutable. La science sociale moderne, qui a récemment reçu l'appui des théories de la complexité, montre que des règles de conduite émergent spontanément de l'interaction sociale et qu'elles évoluent naturellement vers l'efficacité; mais c'est à condition, justement, qu'un pouvoir central ne prétende pas diriger le processus. La civilisation et la prospérité sont davantage un produit de la liberté que de l'État, surtout si l'on parle d'un État assez puissant pour réclamer une allégeance inconditionnelle. 
 
          L'État minimum est-il nécessaire pour protéger la liberté individuelle, qui est aux sources de la prospérité et de la civilisation? Peut-être. Mais tel n'est pas l'État dont nous sommes présentement affublés, véritable tyrannie administrative au sens tocquevillien, qui réglemente minutieusement à peu près tous les domaines de la vie et confisque en impôts multiples la moitié de ce que les gens produisent et gagnent. Soutenir que nous devons tout à cet État-là ressemble à l'affirmation que l'esclave doit tout à son maître: et pour cause, le maître ne lui laisse pas le choix. 
 
          Le deuxième problème que pose la théorie des deux oreilles concerne ses conséquences logiques, et bien souvent historiques. Jean-Jacques Rousseau en avait bien compris la teneur totalitaire: « Or le citoyen n'est plus juge du péril auquel la loi veut qu'il s'expose, et quand le Prince lui a dit: Il est expédient à l'État que tu meures, il doit mourir; puisque ce n'est qu'à cette condition qu'il a vécu en sûreté jusqu'alors, et que sa vie n'est plus un bienfait de la nature, mais un don conditionnel de l'État. »(3). Si l'individu doit tout à l'État, celui-ci peut tout exiger de lui. Ce que l'État a donné – c'est-à-dire tout –, il peut le reprendre. Un sous-ministre québécois du Revenu a d'ailleurs récemment exprimé une intuition semblable. 

L'État s'est écarté de son rôle minimal 

          La théorie des deux oreilles est donc aussi détestable que fautive, et il est urgent de rabaisser le caquet de l'État. Pour être défendable, l'État ne saurait être qu'une agence de protection des droits individuels, un serviteur aussi modeste et effacé que possible. Or, malgré la propagande des bien-pensants, l'État n'a cessé de croître. Si sa croissance a ralenti, c'est tout simplement qu'elle ne pouvait continuer au même rythme: si l'État canadien avait, après 1983, poursuivi sa croissance au rythme des neuf années précédentes, il aurait confisqué 100% de ce que les gens produisent dès l'an de bonheur collectif 2020. Quand l'État s'écarte de son rôle minimal, il y a un mot dans le dictionnaire pour cela: « tyrannie ». 
 
          Peut-être le tyran permet-il à ses sujets de dormir sur une oreille dans la mesure où il empêche un concurrent encore pire de prendre le pouvoir. Mais aucun individu libre ne dormira sur ses deux oreilles quand il sait que – par exemple – la police de l'État peut enfoncer sa porte à la recherche de drogue ou de contrebande ou pour réprimer une partouze, ou l'expulser de chez lui parce qu'une autre organisation étatique ne fournit plus d'électricité; que le fisc lui volera la moitié de ce qu'il gagnera demain; que le médecin ne viendra pas à la maison parce que le système de santé étatisé l'empêche; que l'école publique lui rend en mauvais services les impôts qu'on lui extorque; que tel ou tel petit inspecteur de ceci ou de cela peut pénétrer chez lui pour égaliser les chances de son voisin; que des milliers de pages de législation définissent chaque année des infractions, délits et crimes nouveaux dont il est souvent coupable à son insu même; qu'il faut renouveler tel permis ou tel papier d'identité; bref, qu'il est pris dans les filets toujours plus serrés de la tyrannie tranquille. 
 
          Et voilà que, par dessus le marché, les bureaucrates se servent de l'argent qu'ils nous ont déjà extorqué pour nous persuader de ne pas résister à l'intensification du racket et pour nous servir une morale de midinette! 

Le bureaucrate, plus minable que héros 

          Quelle est la part responsabilité des bureaucrates étatiques dans tout cela? Ils sont en partie victimes du système comme tout le monde, et coupables de complicité comme la majorité. Plus minables que héros. Ne craignons pas d'attaquer le système qu'ils représentent, à l'instar de l'écrivain et dessinateur bavarois Franz Pocci, qui publiait en 1875 son Hémorroïdaire d'État, « véritable typologie des bureaucrates conçus comme l'antithèse vivante de l'homme romantique, de sa sensibilité et de son expression individualiste. » Pocci décrit le « bureau de l'employé, avec les dossiers d'où se dégage le bonheur des hommes; l'encrier dans la profondeur duquel on trouve la sagesse pour le gouvernement de l'État; la tabatière aiguisant et revigorant l'esprit, excitant et réveillant le cerveau et le dégageant de tous les doutes. »(4) 
 
          Il est vrai que les bureaucrates ne peuvent plus fumer dans leurs bureaux aménagés, purifiés, standardisés, moches comme les lois qu'ils nous imposent. Tant mieux, du reste, puisque ça rend au moins les fumeurs parmi eux moins efficaces et, donc, moins nocifs. Sans doute y a-t-il des exceptions, mais le plus grand service que les bureaucrates puissent nous rendre consiste à travailler le moins possible. Exagérons un tantinet: il n'y a qu'un être plus méprisable que le bureaucrate, c'est le bureaucrate qui travaille vaillamment. Que les génies parmi eux se comptent sur les doigts de l'oreille est une véritable bénédiction. 
 
          En tout cas, si les bureaucrates se mettaient en grève et que nous soyons en même temps dispensés de la dépendance dans laquelle leurs lois nous placent vis-à-vis d'eux pour obtenir tel ou tel permis humiliant, tel ou tel service de troisième ordre, alors nous pourrions vraiment dormir sur nos deux oreilles. 
 
 

Pierre Lemieux
  
  
1. Le Devoir, 2 mars 1998, p. A-6; La Presse, 3 mars 1998, p. A-10. 
2. Thomas Hobbes, Léviathan, 1670, ch. 13. 
3. Du contrat social, livre 2, ch. 5 
4. Cité par Giovanni Busino, Les théories de la bureaucratie, Paris, PUF (coll. « Que sais-je? »), 1993, p. 5. 
  
 
©Pierre Lemieux 1998 
Cette chronique de Pierre Lemieux revient aux deux semaines dans le QL. 
 
 
sommaire
 PRÉSENT NUMÉRO
page suivante