Montréal,
le 18 avril 1998 |
Numéro
7
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« Les citoyens
branchés sont clairement libertariens – ils ont beaucoup plus confiance
dans la capacité des entreprises et des individus à solutionner
des problèmes que dans celle des gouvernements. »
(sondage, décembre
1997)
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LEMIEUX EN LIBERTÉ
LINGUA ETATICA
par Pierre Lemieux
J'ai, ce matin, proposé une idée à mon dentiste. «
Le premier volet, lui ai-je dit, vous apportera la richesse.
» Intérêt manifeste de sa part, même s'il
gagne déjà bien sa vie à servir sa clientèle
avec attention. Au Québec, les deux catégories de médecins
dont vous obtenez les meilleurs services sont – est-ce une coïncidence?
– ceux qui échappent encore au système public d'assurance-maladie:
les dentistes et les vétérinaires.
J'ajoutai immédiatement: « Mais le second
volet pourrait vous emmener en prison. » Je sens déjà
moins d'intérêt chez mon interlocuteur, encore qu'il ne croit
pas vraiment que, dans un pays qu'il croit à peu près libre,
il puisse un jour se retrouver derrière les barreaux. Chez nos voisins
du sud, que nous imitons avec l'application de l'apprenti tyran, Michael
Milken et Robert Freeman ne le croyaient pas non plus(1),
pas plus que Bill Gates n'imagine aujourd'hui cette éventualité.
« Il s'agirait, expliquai-je, d'offrir un nouveau service
à vos clients horizontaux en projetant sur un écran au plafond
des choses à lire ou à voir. Le deuxième volet consisterait
à projeter pas n'importe quoi, mais des images porno et de la publicité
pour la cigarette et les armes à feu («
la marque d'un homme libre », aurais-je dû
ajouter en citant Henri Guizan, chef de l'armée suisse durant la
seconde guerre mondiale). Et, pour emmerder l'État encore davantage,
projeter tout cela en anglais. »
Le harcèlement de l'OLF
L'un des événements de la semaine, en effet, fut la révélation
que l'Office de la langue française (OLF) force certaines entreprises
à n'installer que des logiciels français sur leurs ordinateurs(2).
Un autre fut l'histoire du Dr Terry Yemen, anesthésiologiste en
chef du Montreal Children Hospital (pardon: de l'« Hôpital
pour enfants de Montréal ») qui quitte le pays
après avoir été harcelé par l'OLF pour qu'il
passe son examen de français à un moment qui ne lui convenait
pas(3).
Personnellement, je me débrouille plutôt bien en anglais,
assez en tout cas pour écrire dans cette langue une bonne partie
de mes articles et, surtout, pour goûter le peu que je connais de
la poésie dans la langue de Shakespeare. J'adore Leonard Cohen –
du reste mieux connu en France qu'au Québec, bien qu'il soit né
ici –, ses chants de l'incommunicabilité (« It's
you, my love, you who are the stranger »), ses cocktails
de lumière et de désespoir (« Dance me
to the end of love »), ses ballades transfigurées
comme celle du cowboy et de son cheval (« And she'll
bolt and she'll plunge through the first open pass »).
Je me demande du reste pourquoi Cohen a préféré vivre
à Paris et Los Angeles plutôt qu'à Montréal.
N'a-t-il pas songé à « notre assurance-maladie
»?
Mais si vous me demandez mes préférences personnelles, je
préfère encore le français: Maupassant qui, en une
phrase, vous transporte dans le matin des Alpes (« soudain,
une lueur bizarre, née on ne sait d'où, éclaira brusquement
l'immense océan des cimes pâles qui s'étendaient à
cent lieux autour de lui »), les corbeaux de Rimbaud
(« Armée étrange aux cris sévères
[...] Par milliers sur les champs de France »), le souffle
hugolien (« Les retraites d'amour au fond des bois perdues
»), le surréalisme d'Apollinaire (« Voie
lactée ô soeur lumineuse... »), la sensualité
de Ferré (« Des embruns dans tes yeux et la mer
dans ton ventre / Une orgue dans ta voix chaque fois que je rentre
»), les voix de femmes en français, la coquinerie,
le politically incorrect joli. Et je regarde, à vrai dire,
d'un oeil condescendant ceux qui ne peuvent goûter ces choses.
Je parle évidemment du français et non pas de l'argot bureaucratique
et étriqué de nos faiseurs de normes étatiques, qui
n'ont pas été foutus, après cent ans d'intervention
dans l'éducation et quelques décennies de quasi-monopole
de l'école publique, d'apprendre aux enfants de la Nation à
parler français, et qui veulent maintenant imposer leur baragouinage,
à la pointe du revolver, aux individus qui choisissent une autre
langue. |
Le pire ennemi du français
L'intervention de l'État dans la langue ne relève pas de
conseils fraternels et de pieuses recommandations. Derrière la loi,
les décrets et les bureaucrates qui signent des lettres recommandées,
il y a des hommes armés qui feront respecter les diktats de l'État
quand le juge aura parlé. Si les bien-pensants ne voient pas cette
violence, c'est seulement parce que les délinquants s'écrasent
d'avance devant la menace de la force, sachant qu'ils n'auront aucune chance
devant les fiers-à-bras de l'État. Non seulement cette coercition
est-elle immorale, mais j'ai tenté ailleurs de montrer qu'elle nuit
à la langue qu'elle cherche à protéger artificiellement.
L'État n'est pas le meilleur ami de l'homme (pardon: «
de la personne ») mais le pire ennemi du français(4).
L'affaire Yemen est passionnante: elle dévoile les dessous de la
pute étatique. C'est parce que, pour exercer sa profession, le Dr
Yemen a besoin d'une autorisation de l'État que celui-ci le tient
bien en laisse et peut lui imposer toutes sortes d'exigences et d'humiliations.
Qui aurait dit que d'accorder à l'État le pouvoir de réglementer
le travail mènerait à cela? Pardi! quiconque connaît
la nature et la logique du pouvoir politique.
Ce qui est en cause ici, ce n'est pas le français contre l'anglais,
mais la liberté et la dignité individuelles contre les permissions
tutélaires, les questionnaires, les justifications et les examens
auxquels le tyran nous soumet dans des domaines qui n'en finissent pas
de s'étendre. Terry Yemen a la réaction d'un homme libre
quand il déclare être parti parce qu'il en a «
eu marre de [se] justifier ». Un communiqué
de l'OLF déclare : « Le personnel de l'Office,
comme dans tous les cas semblables, a offert son soutien et son encouragement
au Dr Yemen... » Qu'il est gentil, notre maître!
Cela étant dit, il faut bien comprendre que le Canada, dont les
manifestants anglophones brandissent naïvement le drapeau, est devenu
une tyrannie administrative au moins aussi redoutable que celle du Québec.
Rappelons simplement que le régime monopolistique d'assurance-maladie
est une création fédérale, ou encore que les justifications
imposées au « citoyen » par la nouvelle
loi fédérale sur les armes à feu n'ont rien – mais
là, absolument rien! – à envier aux contraintes bureaucratiques
de l'OLF. En fait, le principal problème du gouvernement du Québec
est qu'il ressemble à s'y méprendre à son grand frère
fédéral. Le gouvernement fédéral découvre-t-il
une activité à réglementer (qu'il s'agisse de la langue
ou du tabac) que le sous-fifre provincial s'engouffre dans la brèche
avec le zèle des nouveaux apôtres. C'est à qui frappera
ses sujets avec la plus grosse massue.
Des manifestants incohérents
L'intervention de l'État dans la langue que les gens parlent n'est
qu'un épiphénomène, et ceux qui clament en faveur
de l'omniprésence de l'État sont bien mal venus, ensuite,
de venir se plaindre que leur tuteur s'intéresse à la langue
qu'ils parlent. La manifestation organisée le 14 avril par un groupe
d'anglophones au siège social de l'OLF l'illustre bien. Une de leurs
affiches proclamait : « We need to protect our seniors,
hospitals, hungry, sick, and homeless, not our signs ».
L'État doit s'occuper de tout – mais ma langue, pas touche!
L'organisateur de la manifestation, Howard Galganov, déclare: «
We don't want some piss-ant organization like the OLF deciding who
can practice medicine in this province »(5).
Où étiez-vous, camarade Galganov, quand « on
» a confié à l'État le pouvoir de déterminer
qui est autorisé à travailler? Et le pauvre de se vanter
que la manifestation avait bloqué la Bourse de Montréal,
« le haut lieu du pouvoir au Québec »,
dit-il de cette boursicotette qui, dans l'énorme Tour dite de la
Bourse, occupe deux petites étages de demi, coincée au milieu
d'une armée de bureaux étatiques qui vont de l'Office de
la langue française au « Directeur général
des entreprises »!
Nous n'avons que faire d'une lingua etatica imposée par des statocrates
qui n'ont de culture française que la morgue bureaucratique et l'héritage
rousseauiste, et rien de l'esprit français dans son mélange
unique de fronde, de politically incorrect, et d'amour de la beauté
formelle. Les conséquences sont faciles à prévoir:
le déclin du français et l'apprentissage accéléré
de la soumission tranquille par les serviteurs du maître étatique.
Mais c'est à la source du problème qu'il faut s'attaquer.
Comme disait Georges Ripert, « L'homme vivant sous la
servitude des lois prend sans s'en douter une âme d'esclave
»(6).
1. Voir mon Apologie des
sorcières modernes, Paris, Belles Lettres, 1991.
2. The Gazette, 16 avril
1998, p. A1 et A2.
3. La Presse, 14 avril
1998, p. A1 et A2.
4. Voir mes «
Réflexions libres sur l'État et la culture », in
Les politiques culturelles à l'épreuve.
La culture
entre l'État et le marché, sous la direction de Florian
Sauvageau, Québec, Institut
québécois
de recherche sur la culture, 1996, p. 151-169.
5. The Gazette, 15 avril
1998.
6. Georges Ripert, Le Déclin
du Droit, Paris, Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence,
1949, p.
94.
©Pierre
Lemieux 1998
Cette chronique de Pierre Lemieux
revient aux deux semaines.
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