Montréal, le 26 juin 1999
Numéro 40
 
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LE MARCHÉ LIBRE
 
LES POUBELLES
DE PIERRE BOURQUE
(première partie)
  
par Pierre Desrochers
  
  
          L'administration Bourque annonçait récemment l'instauration de mesures drastiques pour obliger les Montréalais à recycler leurs déchets domestiques. À l'instar de plusieurs édiles municipaux, M. Bourque se croit autorisé à employer la méthode forte pour promouvoir le « développement durable ». L'ennui, c'est que les politiques coercitives de recyclage dans nos économies avancées sont non seulement inutiles, mais elles font aujourd'hui plus de tort à l'environnement que l'incinération des déchets.  
 
 
          Ce faisant, M. Bourque s'inscrit dans la filiation directe de planificateurs urbains et de gestionnaires publics qui depuis un siècle imposent des politiques contre-productives et dommageables pour l'environnement. Pour comprendre comment nous en sommes arrivés à une situation où le recyclage des déchets urbains fait plus de tort que de bien à la qualité de l'environnement, il faut toutefois remonter aux origines de la municipalisation des déchets. 
  
Le recyclage spontané des déchets domestiques 
  
          Le recyclage spontané des déchets domestiques dans les grandes villes est aussi ancient que la civilisation. Toutes les villes du monde ont ainsi à un moment ou l'autre ressemblées à Hanoi (Vietnam) où des milliers de petits entrepreneurs recyclent aujourd'hui quotidiennement 250 des 830 tonnes de déchets qui y sont produits (ces chiffres ne révèlent toutefois pas l'ampleur du recyclage dans cette ville, car presque tout ce qui n'est pas recyclé est un déchet liquide). Un observateur américain rapporte ainsi un exemple parmi des centaines d'autres: 
          In a small workshop in the heart of Hanoi, half a dozen workers are busy shoving discarded plastic sandals into grinders fashioned from worn-out truck drive shafts. The soft gooey mass which oozes out of the other end of the contraption is then thrown onto a rolling mill – itself made from an old truck gearbox – to produce synthetic leather(1).
          L'étude détaillée d'une autre capitale socialiste, Dhaka au Bengladesh, révèle également la présence de dizaines de milliers de petits entrepreneurs récupérant presque tous les déchets de papier, de métaux, de textiles, de verre, de caoutchouc, de plastiques et végétaux(2). Au Caire, près de 30 000 zabbalines (le Zabbel signifiant l'ouvrier de nettoiement qui vit des ordures) perçoivent chaque jour des propriétaires d'immeubles une somme très modique. Ils gagnent toutefois des revenus plus substantiels de la valorisation et de la revente des résidus ramassés(3). En fait, l'étude de toutes les métropoles socialistes du Tiers-Monde, de Manille à Mexico, de Dakar à Calcutta révèlent que des milliers de familles, de 1% à 2% de la population mondiale selon la plupart des analystes, survivent grâce aux ordures, et parfois malheureusement aussi, dans les ordures. Les conditions de vie de ces gens sont difficiles et je suis bien content de ne pas faire partie de cette cohorte. La situation de ces travailleurs et de ces entrepreneurs est toutefois bien souvent compliquée du fait que la plupart des responsables municipaux des villes du Tiers-Monde les considèrent comme des nuisances et n'ont de cesse de vouloir les éliminer, en plus d'imposer toutes les entraves habituelles au bon fonctionnement d'une économie de marché(4) 
  
          Les conditions pénibles des recycleurs du Tiers-Monde nous sont assez bien connues. Ce que l'on réalise moins toutefois, c'est que cette situation est identique à celle des pays d'Europe occidentale et d'Amérique du Nord au milieu du dix-neuvième siècle, où l'on estime que plus de 20% du volume global des déchets étaient recyclés spontanément par des dizaines de milliers de chiffonniers et d'entrepreneurs(5). Malheureusement, en raison d'entraves bureaucratiques et de législations arbitraires, cette industrie n'a pas eu la chance de se développer et de créer des techniques novatrices de transformation des rebuts en ressources. L'histoire des chiffonniers parisiens est particulièrement éclairante à cet égard. 
  
Eugène Poubelle, un planificateur à la main de fer(6) 
  
          À Paris au milieu du dix-neuvième siècle, le recyclage des déchets domestiques était florissant. L'activité des chiffonniers était toutefois très contrôlée et réglementée, résultat du lobby depuis le XIIIe siècle de nombreuses corporations, dont notamment les loquetiers, les pattiers, les drilliers et les chiffoniers. Le recyclage des rebuts domestiques n'était donc pas un véritable marché libre, car les places s'y vendaient comme des études de notaire et leur prix variait avec la richesse des quartiers. Cédées le plus souvent par les parents à leur enfants, les places restaient parfois dans une famille pendant plusieurs générations. 
 
  
« Des milliers de familles, de 1% à 2% de la population mondiale selon la plupart des analystes, survivent grâce aux ordures, et parfois malheureusement aussi, dans les ordures. »
 
 
          Malgré le corporatisme et la réglementation, des familles entières de récupérateurs fouillaient chaque nuit les ordures. Leur moisson terminée, les chiffoniers regagnaient leur quartier où commençaient alors le tri et le tricage, opérations consistant à séparer les diverses parties d'un objet en le brisant ou en le déchirant. Les brosses à dents étaient ainsi dépecées en crin, manche et ficelle et les habits en boutons, doublures, drap... Au sommet de la hiérarchie trônaient les maîtres chiffoniers, des commerçants possédant des hangars et d'énormes bascules. Ils employaient des centaines d'ouvriers qui effectuaient chaque jour un classement minutieux des marchandises, expédiées par wagons entiers à des marchands en gros spécialisés par matière comme le verre, le chiffon, la boîte de conserve, etc. Pour donner une idée de la minutie du travail accompli, pas moins de quatre cents espèces différentes de chiffons de laine, de soie, de coton, de toile étaient achetées par l'industrie pour des usages divers.  
  
          Le recyclage était donc florissant dans les économies occidentales au siècle dernier et certains observateurs soutiennent qu'il y avait alors au moins 500 000 personnes vivant du recyclage en France à cette époque. Les conditions de vie des chiffonniers n'étaient évidemment pas très sanitaires, mais on y trouvait tout de même une industrie relativement florissante qui aurait pu développer de nouvelles façons plus efficaces de récupérer et de recycler les ordures domestiques. Les chiffonniers de Paris étaient cependant continuellement harcelés par les autorités municipales qui les considéraient comme des « classes dangereuses » devant être refoulées le plus loin possible du centre de la capitale. 
 
          Le début de la fin du recyclage des déchets domestiques parisiens coïncide avec la nomination du préfet Eugène-René Poubelle qui signe le 7 mars 1884 une ordonnance stipulant que « chaque propriétaire de maison doit veiller à ce que les habitants disposent d'un ou de plusieurs récipients communs destinés à recevoir les ordures ménagères » ne devant demeurer que 15 minutes sur le trottoir avant que des balayeurs de rue communaux, dont l'arrivée était annoncée « par le son d'un cor, comme aux chemins de fer » ne les enlèvent à l'aide de tombereaux. La « poubelle » était née. La plupart des Parisiens trouvent l'idée ridicule. Le chroniqueur du Courrier de Paris fait dire à l'un de ceux-ci: « Un tyran comme Louis XVI, condamné à mort de surcroît, n'aurait jamais osé prendre des mesures aussi exaspérantes. »  
  
          En 1885, une épidémie de choléra frappe Paris. Poubelle se sent fort et passe à l'action. Les 40 000 chiffoniers et vagabonds de la capitale française se voient privés de leur gagne-pain. Leur communauté part en guerre pour conserver le droit de fouiller les bacs à ordures. Des cercles ouvriers catholiques et des groupes révolutionnaires organisent des assemblées pour faire valoir leur droit. La déposition de l'ouvrier François surnommé « Bijou » fait sensation, car il démontre que les revenus des chiffonniers ont diminué de moitié depuis la mise en application de l'arrêté. Devant la menace de révolte, Poubelle doit céder sur deux points: d'une part, le laps de temps entre la sortie des poubelles et le passage des tombereaux est portée à une heure au lieu d'un quart d'heure. Deuxièmement, les chiffonniers sont autorisés à poursuivre leurs activités à condition que les détritus soient renversés sur une toile et réintégrés dans les récipients après le tri. Les activités de tri des chiffonniers devaient se dérouler hors des limites de la ville. Les chiffonniers trouvent un terrain militaire abandonné à Saint-Ouen, un endroit retiré au nord de Paris, et mettent leur butin en vente sur l'herbe. C'est le début du gigantesque marché aux puces de Paris. Cette tolérance du chiffonnage sera toutefois régulièrement contestée par la suite, en particulier par des conseillers municipaux qui tenteront de la supprimer pour des raisons d'hygiène publique.  
  
Du marché à la taxation 
  
          L'arrêté Poubelle marque le début de la fin du recyclage profitable des ordures domestiques. Il inaugure une tendance, qui se répandra par la suite en Europe et aux États-Unis, par laquelle l'enlèvement des ordures domestiques est progressivement soutiré à des entreprises privées qui bien souvent payaient les villes au lieu d'être payées par elles pour avoir le privilège d'enlever les ordures, les trier et les revendre. Invoquant des raisons d'hygiène, mais bien souvent pour des raisons politiques (il faut bien récompenser ses amis et acheter la paix avec les syndicats municipaux!), la plupart des administrations municipales en viendront à taxer les citoyens pour enfouir les déchets(7), ce qui débouchera sur ce qu'un auteur a qualifié « d'anesthésie fiscale » des instincts entrepreneuriaux des administrateurs et des employés municipaux(8). 
  
          Cette réalité sera bien décrite quelques années plus tard par un commentateur suffisamment âgé pour se souvenir de l'ancien système: 
          « Ostensibly, in [ the United Kingdom ] we have the very finest machinery in existence for the reclamation of waste of every description – the municipal and civic authorities. But, as results have conclusively demonstrated, they are the least efficient institutions in that respect. The few cities which are able to point to great achievements in this field are the very exceptions which serve to confirm the rule... 
 
          The system is responsible for this deplorable state of affairs. The average municipal engineer, even if anxious to excel in this province, finds himself hampered at every turn. He is not vested with sufficient authority or freedom to carry any carefully prepared scheme into operation without the sanction of this, or that, Committee which, as a rule, is notorious for its lack of practical knowledge, more particularly in all matters pertaining to the value of waste. Then the multiplicity of officials and their salaries reacts against every possibility of a scheme being turned into a financial success. 
  
          It is a matter for serious discussion as to whether our whole system of waste recovery, in so far as it affects municipalities, should not be overhauled from top to bottom – even superseded. It should be entrusted to private enterprise acting under license. Were such a force encouraged we might safely anticipate the provision of well-equipped comprehensive plants... for the treatment of waste of every description incurred within the district in which it operates. »(9)
          Nous sommes donc aujourd'hui aux prises avec une situation qui aurait pu être évitée si on avait laissé jouer les forces du marché. Comme nous le verrons toutefois dans la prochaine chronique, on peut prévoir que le recyclage obligatoire mis de l'avant par l'administration Bourque s'avérera aussi contre-productif que l'arrêté Poubelle et la municipalisation du recyclage. 
  
  
1. Murray Hiebert, « A Fortune in Waste », Far Eastern Economic Review 156 (51), 
    December 23, 1993,  p. 36.  >> 
2. Abu Hasnat Maqsood Sinha, The Formal and Informal Sector Linkages in Waste Recycling: 
    A Case Study of Solid Waste Management in Dhaka, Master of Science Degree, Asian Institute 
    of Technology (Bangkok, Thailand), 1993.  >> 
3. Catherine de Silguy, La saga des ordures, Paris, Éditions de l'instant, 1989, p. 164-5.  >> 
4. Sinha, 1993 et De Silguy, 1989.  >> 
5. De Silguy, p. 184.  >> 
6. D'après De Silguy, op. cit., et Marcel Graus, Les inventeurs de la vie quotidienne, Paris, 
    Éditions Labor, 1994.  >> 
7. Voir notamment Daniel Thoreau Sicular, Currents in the Waste Stream: A History of Refuse Management 
    and Resource Recovery in America, M. A. Thesis, University of California – Berkeley (Geography) 1981 
    et Benjamin Miller, « Fat of the Land: New York's Waste », Social Research 65 (1), 1998, p. 75-100,  
    pour une description plus détaillée du cas américain.  >> 
8. Gérard Bertolini, Le marché des ordures: Économie et gestion des déchets ménagers, 
    Paris, éditions l'harmattan, 1990, p. 12.  >> 
9. Frederick Talbot, Millions from Waste, Philadephia, Lippincot & Co., 1920, p. 302-304.  >> 
 
 
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