Montréal, 30 septembre 2000  /  No 68
 
 
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Olivier Golinvaux est étudiant (DEA) à la faculté de Droit d'Aix-en-Provence.
 
À BON DROIT 
 
À QUAND LA RÉBELLION
DES ÉTUDIANTS EN DROIT?
(première partie)
 
par Olivier Golinvaux  
 
 
          Je dois l'avouer, j'éprouve une vive satisfaction à voir quelques étudiants français se rebeller sainement contre cette mode grotesque qui prétend appréhender l'économie comme une sous-branche de la physique – quitte à décréter constant ce qui est variable, extensif ce qui est intensif et partant, mesurable ce qui ne l'est pas (voir LA MATHÉMATISATION DE L'ÉCONOMIE: LA MODÉRATION A BIEN MEILLEUR GOÛT, p. 3 ainsi que d'autres textes dans le présent numéro, pp. 5, 9 et 10). L'utilité de cette lubie mathématique est à rechercher ailleurs. 
 
          Premièrement, elle a ouvert la voie des chaires d'économie à un quarteron d'obscurs tourmentés des méninges, créatures perdues dans les volutes de mondes parallèles et pour tout dire, véritables touristes de l'absurde. Ensuite, elle a pourvu en munitions anticapitalistes les juristes et politologues réglementairement ignares en économie, trop heureux de pouvoir tirer à boulet rouge sur ce qu'ils désignent comme la froide et déshumanisante « logique de marché ». Enfin, elle m'offre l'occasion d'introduire ici mon propos. 
  
          Par bien des traits, tant sur le fond que sur la forme, le délabrement de l'économie académique française peut être mis en parallèle avec l'état affligeant de la discipline juridique: méthodologie en vogue complètement erronée, hermétisme pédant, jargonesque et promu par une profession sclérosée par le corporatisme. C'est le tableau que j'entends brosser à gros traits dans la chronique de cette semaine. Qui sait? Peut-être pourra-t-elle inspirer une bienfaisante rébellion à quelques étudiants en droit, fatigués de brasser en vain le vent des sornettes légicentristes. 
  
Obsédés textuels et législateurs omniscients 
  
          À l'instar de l'économie académique rongée par la formalisation mathématique, le droit a lui-aussi sa gangrène, j'ai nommé le positivisme juridique. En effet, la quasi totalité des juristes appréhendent leur discipline comme une sous-branche de la grammaire, considérant que leur travail consiste essentiellement à gloser sur les compte rendus des chamailleries et tractations auxquelles se livrent des assemblées pondeuses de lois. La quasi totalité des enseignements universitaires en droit ne décolle pas de ce marécage verbeux. La réussite de l'étudiant passe essentiellement par son aptitude à mémoriser du texte, à en triturer les mots, puis à comparer ces triturations avec celles déjà effectuées par des tripoteurs professionnels – juges, fonctionnaires et professeurs, c'est-à-dire jurisprudence et doctrine.  
  
          Concomitamment, sa réussite passe aussi par son inaptitude – encouragée et cultivée – à se poser des questions de fond sur ce dont parlent ces fameux textes. Du moment qu'un texte est marqué du sceau parlementaire idoine et publié au Journal Officiel, le bon élève juriste est celui qui considère que le « débat de fond » est clos et qu'il n'y a plus rien à redire sur le sujet; bref, que l'on peut affirmer sans rire que la terre est un cube, pourvu que cette affirmation émane de « l'autorité compétente » 
  
          Ainsi, le culte de la loi et de ses vérités démocratiquement définies tend à annihiler toute démarche authentiquement intellectuelle au sein de nos chères facultés de droit. Se poser des questions sur le bien-fondé de telle disposition, sur la véracité de telle prémisse implicite dans telle loi, doit obligatoirement être effectué genou à terre, échine courbée et avec un respect qui frise souvent la religiosité. Celui qui ose prendre un peu de hauteur analytique risque fort d'être frappé d'excommunication par le clergé académique. Il n'est qu'un dangereux contempteur des lois, un apôtre du chaos et, pour peu qu'il manifeste quelque sympathie pour les idées libérales, un chantre du délabrement hédoniste capitaliste et un agent du grand Satan anglo-saxon.  
  
          Cette fuite face aux questions de fond se traduit en particulier par une attitude soupçonneuse face à toute connaissance qui pourrait servir à les aborder sous un angle critique et donc potentiellement subversif. C'est tout particulièrement le cas s'agissant des connaissances économiques. Les juristes sont confrontés aux mêmes problèmes que les économistes – prenez l'exemple de la réglementation de la concurrence en « droit commercial ». Pourtant, ils mettent souvent un point d'honneur à demeurer dans une ignorance économique néandertalienne, au lieu de se livrer à une avide quête d'information sur le sujet. La dose de théorie économique acceptable se limite en vérité à celle requise pour napper la loi de la petite justification de rigueur – pour les étudiants en droit qui lisent ces lignes, référez-vous aux expéditifs « propos liminaires » et autres « introductions générales » dans lesquels on vous expose « la volonté du législateur ». 
  
  
     « Foi aveugle dans les analyses et les jugements des officiels sus-mentionnés, désintérêt patent pour le monde réel et tout ce qui dépasse la gymnastique textuelle formelle: voilà bien les deux mamelles de la démission intellectuelle. » 
 
  
          Nous sommes ici au coeur même du problème soulevé par les manies positivistes. S'en remettant quasi entièrement aux politiciens, à leurs fonctionnaires et autres intellectuels de cour s'agissant des questions de fond, la masse des juristes développe une attitude d'une naïveté révoltante, oscillant entre foi aveugle et désintérêt patent. Foi aveugle dans les analyses et les jugements des officiels sus-mentionnés, désintérêt patent pour le monde réel et tout ce qui dépasse la gymnastique textuelle formelle: voilà bien les deux mamelles de la démission intellectuelle.  
  
          Les juristes n'en ont trop souvent que le nom. Ils se contentent d'être de simples courroies de transmission de la mécanique dirigiste législative. Les plus ambitieux aspirent seulement à poser une fesse dans le poste de commande, c'est-à-dire à devenir des légistes – ceux qui conseillent les pondeurs de lois. Dans ce contexte, il ne faut pas s'étonner de voir les manuels de droit devenir une sorte de Reader's Digest des hérésies économiques à la mode, hérésies chères aux bâtisseurs de mondes bénis par le suffrage universel – ou la réussite au concours d'entrée de l'ÉNA. 
  
La magie noire: alternative ou complément du positivisme? 
  
          Il faudrait être de mauvaise foi pour ne pas relever les critiques formulées par de nombreux juristes à l'encontre de ce qu'ils perçoivent – à juste titre – comme une dangereuse dérive. Nombre d'universitaires dénoncent en effet la tendance qui consiste à former des « spécialistes étroits » – autrement dit, des spécialistes des régulations étatiques concernant un domaine particulier de l'activité humaine(1). Toutefois, leur arsenal thérapeutique est dans la plupart des cas constitué de remèdes aussi terribles que le mal.  
  
          La critique du positivisme juridique étroit émane pour l'essentiel d'obscurs philosophes ou historiens du droit, aptes surtout à produire de la confusion et à nager la brasse coulée dans un océan de mysticisme. Un exemple? En voici un, tiré de l'un des séminaires de troisième cycle que j'ai eu l'horreur de suivre cette année: La nation française est une substance constituant le socle du lien public, forgée par l'État (lui-même) guidé par la res publica... Amen! Tout lecteur versé en biochimie de la cinquième dimension et capable de m'expliquer la nature de cette mystérieuse substance est cordialement invité à m'écrire via le journal qui transmettra. 
  
          Tout aussi imbibés d'étatisme que leurs collègues obsédés textuels, leur art se résume à nimber la matière de voiles mystérieux dans lesquels se perdent les non-initiés et à fouiller dans le passé pour dénicher les penseurs précurseurs de la « modernité » – c'est-à-dire de l'État tentaculaire. En fin de compte, le positivisme en sort renforcé et toute approche concurrente déconsidérée, en particulier aux yeux des étudiants. Après tout, peut-on les en blâmer? Entre des études de « spécialiste étroit » potentiellement porteuses professionnellement – en résumé passer des concours pour devenir un serviteur public – et ces délires charlatanesques, le choix est vite fait. Il n'y a à mon avis que deux mobiles pour se lancer dans la recherche en sciences humaines: l'appât du gain sonnant et trébuchant et l'appât de la vérité. Comment s'étonner de la désaffection pour des masturbations intellectuelles qui n'apportent ni l'un ni l'autre? 
  
          Mysticisme et textualisme forment un couple infernal qui mine littéralement la discipline. Tant que les professeurs de droit et leurs étudiants n'auront pas le courage et l'honnêteté intellectuelle d'examiner les lois de la république aussi froidement qu'une publicité pour de la crème anti-rides, la profession continuera à raser les pâquerettes de la médiocrité. Pourtant, des alternatives sérieuses existent. C'est ce que j'examinerai dans une prochaine chronique. 
 
 
1. Pensez aux kyrielles de diplômes spécialisés en « droit de »: droit de l'environnement, droit des médias, droit des transports, droit des assurances, droit de la consommation, droit de la vigne et du vin (sic)... Les nouvelles « spécialités » qui fleurissent ne sont que l'indication de l'extension de l'emprise des hommes de l'État sur le quotidien de leurs semblables.  >>
 
 
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