Montréal, 28 octobre 2000  /  No 70
 
 
<< page précédente 
 
 
 
 
Patrick Gonzalez est professeur au Département d'economique, Faculté des sciences sociales, de l'Université Laval à Québec. Pierre Desrochers est post-doctoral fellow à la Whiting School of Engineering de l'Université Johns Hopkins à Baltimore.
 
DÉBAT
 
DERNIER RETOUR SUR LA
MATHÉMATISATION DE L'ÉCONOMIE
 
par Patrick Gonzalez
 
 
          Un petit mot en réponse à la lettre de M. Pierre Desrochers parue dans le Québécois Libre du 30 septembre 2000 (voir LA MATHÉMATISATION DE L'ÉCONOMIE: LA MODÉRATION A BIEN MEILLEUR GOÛT (première partie), le QL, no 68). 
  
          Je ne tiens pas outre mesure à rediscuter de la mathématisation de l'économie mais je veux bien répondre à l'évocation de l'anecdote rapportée par M. Mitchell Waldrop.
 
La valeur d'une hypothèse 
  
          La position méthodologique dominante dans la profession à l'égard de l'emploi des hypothèses est celle énoncée par Milton Friedman dans son article classique The methodology of positive economics (1953): 
          Viewed as a body of substantive hypotheses, theory is to be judged by its predictive power for the class of phenomena which is intended to « explain ». Only factual evidence can show whether it is « right » or « wrong » or, better, tentatively « accepted » as valid or « rejected ». 
  
          [...] the only relevant test of the VALIDITY of a hypothesis is comparison of its predictions with experience. The hypothesis is rejected if its predictions are contradicted (« frequently » or more often than predictions from an alternative hypothesis); it is accepted if its presdictions are not contradicted; great confidence is attached to it if it has survived many opportunities for contradiction. Factual evidence can never « prove » a hypothesis; it can only fail to disprove it, which is what we generally mean when we say, somewhat inexactly, that the hypothesis has been « confimed » by experience. 
 
          [...] The validity of a hypothesis in this sense is not by itself a sufficient criterion for choosing among alternative hypotheses. Observed facts are necessarily finite in number; possible hypotheses, infinite.
          En bref, selon Friedman, on ne juge pas de la valeur d'une hypothèse par son degré de vraisemblance mais par le degré de précision des prédictions qu'elle permet de faire. L'essai de Friedman a été (et est toujours) abondamment analysé, discuté, critiqué, etc. Daniel Hausmann qualifie cet essai de « most influential work on economic methodology of this century ». Ce n'est pas un jugement de valeur, c'est un fait: la très grande majorité des économistes pensent comme cela, que cette méthodologie soit correcte ou non. Ils sont à l'aise avec cette méthodologie qui est, à bien des égards, très différente de celle employée dans d'autres disciplines comme la physique. 
 
          Ainsi, qu'une hypothèse semble « farfelue » n'a pas d'importance pour un économiste dans la mesure où elle permet de construire un modèle cohérent dont les prédictions supportent bien l'épreuve empirique. Logiquement, cela se tient dans la mesure où il est impossible de « prouver » qu'une hypothèse (non vérifiable) est fausse. 
 
          Ainsi, les économistes sont assez libéraux quant aux hypothèses qu'ils posent à l'égard de propositions non vérifiables. Par exemple, de supposer qu'un consommateur est parfaitement rationnel peut sembler « farfelu » mais c'est une hypothèse tout à fait acceptable parce qu'il est généralement très difficile de PROUVER qu'un consommateur n'est pas rationnel (une conduite apparamment erratique peut obéir, de manière rationnelle, à des dimensions de l'environnement du consommateur que nous n'observons pas). 
 
          Je ne suis pas spécialiste de la méthodologie en sciences sociales aussi s'agit-il d'un point très standard en économique. 
 
          Personnellement, je suis à l'aise avec cette méthodologie et je n'ai jamais très bien vu en quoi la méthodologie employée dans les sciences naturelles serait supérieure. Par exemple, je souligne souvent à mes étudiants qu'il n'est pas né le physicien qui pourra me donner une prédiction quant à savoir où aboutira un billet de 100 $ laissé sur la chaussée, à l'heure de pointe, par un jour de grand vent (en revanche, la théorie économique permet de prédire qu'il a de grandes chances d'aboutir dans les poches d'un heureux passant...). 
 
  
     « Il n'est pas né le physicien qui pourra me donner une prédiction quant à savoir où aboutira un billet de 100 $ laissé sur la chaussée, à l'heure de pointe, par un jour de grand vent (en revanche, la théorie économique permet de prédire qu'il a de grandes chances d'aboutir dans les poches d'un heureux passant...). » 
 
  
          Enfin, en ce qui concerne l'« amateurisme », mon point est surtout de contrer l'idée fausse selon laquelle l'évolution des idées économiques est stagnante. Il est vrai qu'il est difficile de suivre l'évolution des nouvelles idées économiques parce que cela demande souvent un entraînement assez soutenu en mathématiques mais je crois que cela a toujours été le cas.  
  
          Les idées des auteurs d'hier, qui nous apparaissent simples et claires aujourd'hui ne l'étaient sans doute pas pour leurs contemporains. Que penserait-on d'un ingénieur qui qualifierait de futiles les mathématiques modernes parce qu'elles ne lui permettent pas de construire de meilleurs ponts ou qu'elles ne se substituent pas avantageusement au calcul différentiel et intégral qu'il apprit au collège? C'est exactement la même chose avec les idées économiques. On peut fort bien se satisfaire, comme économiste « amateur », d'idées économiques vieilles de 50, 100 ou 200 ans (leur âge n'impliquant absolument pas qu'elles soient désuètes), mais il n'y pas là matière à disqualifier la pertinence des nouveaux développements. 
 
          À ce chapitre, et bien qu'elles soient assurément aussi « flyées » que celles des économistes, les physiciens sont certainement plus malins et meilleurs vulgarisateurs que ces derniers pour intéresser le grand public à leurs nouvelles théories. Il manque de Stephen Hawking, de Brian Greene et de Hubert Reeves dans la discipline. 
 
 
 
 
 
Réponse de Pierre Desrochers 
  
  
M. Gonzalez,  
  
          Merci de ce commentaire. Je ne suis pas non plus spécialiste de la méthodologie en sciences sociales et j'avoue personnellement ne jamais avoir compris l'essai de Friedman (que je me suis tapé il y a quelques années). Il me semble toutefois qu'un astronome qui partirait du principe que la terre est plate, qu'elle est au centre du système solaire et que le soleil gravite dans son orbite ne risquerait pas d'aboutir à une théorie très satisfaisante, même si ses prédictions étaient occasionnellement corroborées. 
  
          Il me semble également qu'il y a deux sortes de prédictions en économie. Les premières sont celles où les économistes contemporains sont particulièrement mauvais, comme par exemple celles résultant de l'emploi de modèles mathématiques complexes visant à prédire l'évolution du PIB ou de l'inflation au cours de la prochaine année. Les secondes résultent d'une compréhension plus qualitative des processus de marché où l'opinion des économistes est souvent minoritaire par rapport à d'autres experts, mais s'avère le plus souvent juste au bout de quelques années. Je pense ici à des cas comme l'impact des nouvelles technologies sur la création d'emplois (voir LA FIN DU TRAVAIL, UNE ABSURDITÉ, le QL, no 64) ou l'épuisement des ressources naturelles dans les économies en forte croissance (voir LES BOLCHÉVIKS DE L'ENVIRONNEMENT, le QL, no 36). Dans ce deuxième cas toutefois, je ne suis toujours pas convaincu que le formalisme mathématique a vraiment contribué à clarifier les choses.  
 
Amicalement, 

P. D. 
Articles précédents de Pierre Desrochers
 

 
<< retour au sommaire
 PRÉSENT NUMÉRO