Montréal, 24 novembre 2001  /  No 93  
 
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Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
 
LIBRE EXPRESSION
 
UN CRABE DANS LA TÊTE 
(RÉVEILLEZ-MOI QUAND LE FILM SERA TERMINÉ)
 
par Gilles Guénette
 
 
          Zzzzz... Zzzzz... Zzzzz... Je me suis assoupi dans une des salles du Quartier Latin où vient de prendre fin Un crabe dans la tête, le dernier film d'André Turpin. Grand Dieu du Ciel que c'était ennuyeux! Encore heureux qu'il me soit resté un certificat-cadeau Cinéplex Odéon de Noël dernier – j'aurai déboursé 1$ en tout et pour tout! Est-ce moi, ou le cinéma québécois? Quand est-ce qu'on va faire des films qui ont de l'allure, je vous le demande?
 
Photoroman 
  
          Un crabe dans la tête est l'histoire d'Alex, photographe spécialisé dans les images sous-marines. Dans la trentaine, beau bonhomme, il se retrouve coincé entre deux avions à Montréal où il va se lancer dans une vaste entreprise de séduction. En moins d'une semaine, notre photographe aura conquis les coeurs d'une jeune journaliste culturelle rencontrée par hasard chez son meilleur ami, de la blonde de ce meilleur ami, d'un propriétaire de galerie d'art (son agent), d'une revendeuse de drogue agoraphobe et d'un réceptionniste apprenti-hypnotiseur... 
  
          André Turpin est sans contredit l'un des meilleurs directeurs photos que le Québec ait connu. C'est à lui qu'on doit, entre autres, les très belles images du Maelström de Denis Villeneuve. Son dernier film, en plus d'être un beau contenant – comme à peu près tout ce qui se fait de nos jours au Québec –, est aussi une intéressante recherche esthétique – comme à peu près tout ce que fait Turpin. 
  
          Bien de son temps, le jeune cinéaste est à l'aise avec le côté technique des choses. Le son, le montage, les couleurs, tout est parfait. En fait, tout sauf l'histoire. Il semble qu'à part peut-être Philippe Falardeau, à qui l'on doit le documentaire-fiction La Moitié
gauche du frigo qui relate la vie d'un jeune chômeur à la recherche d'un emploi, la nouvelle génération de cinéastes québécois sache manier la caméra, mais n'ait franchement rien à dire. 
  
          Ainsi, regarder Un crabe est comme feuilleter un magazine papier glacé sans lire les textes – les scènes sous-marines d'un National Geographic, les scènes de vie de jeunes gens branchés d'un ou l'autre de ces nombreux magazines tendances... De belles images qui se succèdent, mais qui ne sont soutenues par aucune structure. De belles images qui finalement ne disent rien de plus que ce qu'elles montrent: de jolies ambiances. 
  
Atmosphère, atmosphère... 
  
          Mais est-ce qu'une série d'ambiances fait nécessairement un bon film? On peut être pour ou contre les positions idéologiques de Falardeau dans sa Moitié gauche du frigo, mais au moins il y tenait un propos. Au moins, il réussissait à l'aide de mots et d'images – d'un film quoi – à faire un commentaire clair (et balancé) sur la société tout en demeurant intéressant. Est-ce parce qu'il n'est pas issu du milieu du cinéma qu'il se démarque tant de ses collègues à la mode? 
  
          « Moi je viens de la science politique. Pis un des instincts que j'avais quand j'ai commencé à travailler en cinéma, c'est de me dire: "Essai pas de suivre un mode d'emploi, lis pas trop de trucs sur Comment écrire un scénario, vas-y avec toutes les erreurs que tu vas faire [...] c'est peut-être ça qui va être intéressant finalement..." Pis je penses que, honnêtement, La Moitié gauche du frigo a un certain succès en ce moment [...] parce que c'est arrivé comme un ovni dans le paysage cinématographique au Québec. Pis c'est peut-être justement à cause que j'avais pas de background de cinéma. » (MC magazine culturel, 18 février 2001) 
  
     « Il semble qu'à part peut-être Philippe Falardeau, à qui l'on doit le documentaire-fiction La Moitié gauche du frigo qui relate la vie d'un jeune chômeur à la recherche d'un emploi, la nouvelle génération de cinéastes québécois sache manier la caméra, mais n'ait franchement rien à dire. »
 
          Les Turpin, Villeneuve et Binamé tournent à répétition même s'ils ne disent rien. On ne peut toutefois pas les accuser de manquer de crédibilité! Les films qu'ils portent à l'écran parlent définitivement d'une réalité – il doit bien y avoir quelques dizaines de jeunes paumés sur le Plateau Mont-Royal qui ne savent pas quoi faire de leur temps et qui préfèrent se laisser porter par les événements. Reste à savoir si ça intéresse quelqu'un. Si on se fie aux entrées au box office, il semblerait que non... 
  
          Si Un crabe dans la tête était l'exception encore, on pourrait dire qu'il est génial, qu'il dépeint avec exactitude le vide existentiel dans lequel pataugent les jeunes d'aujourd'hui! Ou qu'il met en scène de façon brillante l'attrait du non-projet chez eux. Mais comme il s'agit de la règle, on ne peut que dire: « Encore un autre film québécois plate! » 
  
          Encore un autre film dont les personnages n'ont pas de but dans la vie et qui errent dans les rues du Plateau d'une aventure à l'autre sans savoir ce qui les attends au tournant – des probabilités qu'ils découvrent bien souvent en même temps que le spectateur. La seule innovation dans le cas du Crabe, c'est que Pascale Bussières ne joue pas la fille qui erre... 
  
Personnages en quête d'une histoire 
  
          Si ça prend trois ans pour réaliser un long métrage au Québec, comment se fait-il qu'avec tant de temps à leur disposition, nos cinéastes n'arrivent pas à faire de meilleurs films, ni à mettre en scène des personnages plus crédibles? C'est pas comme si la scénarisation était l'étape la plus dispendieuse du processus de réalisation! Prenez les personnages d'Un crabe...  
  
          Alex est photographe professionnel. Or, on ne le voit jamais avec un appareil photo en main – à part dans quelques scènes sous-marines, mais ça pourrait être sa soeur qu'on ne verrait pas la différence. Marie la journaliste (dont Alex tombe amoureux) n'émet aucune opinion de tout le film – sauf quand elle dit d'un film qu'elle vient de voir qu'il est pourri. Sans doute étouffée par l'objectivité journalistique (!) ou par un manque chronique de connaissances (?), elle préfère s'interroger sur les intentions « profondes » d'Alex. 
  
          Samuel (le meilleur ami d'Alex) est astrophysicien – ou en voie de le devenir? Jamais il ne parle d'étoiles et/ou ne regarde vers le ciel. Il n'est préoccupé que par sa blonde et sa job. Sara, sa blonde – personnage de journaliste sourde salué par la critique – passe le clair de son temps à lire les messages défiler sur son téléphone adapté. Les trois autres personnages (une pusher névrosée, son riche client et l'agent gai d'Alex) sont accessoire. Ils ne servent qu'à motiver quelques-un des déplacements d'Alex.  
  
          Commentant le manque de profondeur d'Alex, la critique Odile Tremblay résumait assez bien le principal problème de trop de scénarios québécois: Alex « réagit aux demandes des autres plutôt qu'il n'agit. » (Le Devoir, 3 novembre 2001). Et la base même du récit est justement l'action humaine. Sans action, il n'y a pas d'histoire; il n'y a que des ambiances.  
  
          Nos cinéastes confondraient-ils « mouvement » avec « action »? Pas de doute, leurs personnages bougent! Ils ont quitté le confort de la cuisine d'antan et voient maintenant du pays (à voiture, en bateau, en avion), mais rarement posent-ils une action. Ils déplacent de l'air, s'agitent, courent après leur queue, mais ne font rien qui laisserait entrevoir qu'ils sont conscients d'un quelconque dessein plus grand qu'eux. Rien qui montrerait qu'un plan (de vie, de carrière) serait en voie de se réaliser – ou de s'écrabouiller. 
  
          Comment expliquer ce trait de caractère récurrent dans notre cinématographie? Nos cinéastes manquent-ils de contrôle sur leurs oeuvres (sur leur vie?) et ça se traduit ainsi? Le contribuable en eux préfère-t-il se laisser prendre en charge – comme Alex qui laisse son agent décider de ses prochaines destinations et de sa carrière en général – et c'est de cette façon qu'ils l'expriment à l'écran? 
  
          En trente ans, les personnages du cinéma québécois seront passés de la cuisine au salon – le salon étant le néant. Ils auront évolué d'une gang de pauvres rêveurs sans moyens, à une gang de losers ayant les moyens, mais plus de rêves – trop occupés qu'ils sont de courir après des « kicks ». Il y a quelque chose qui cloche dans notre cinématographie! En espérant que quelqu'un quelque part mette le doigt dessus et qu'il ou elle l'arrange. En attendant, il y a toujours des Amélie Poulain... 
  
  
•6 juillet 2002: À LA DÉFENSE DU CRABE ET DE L'INACTION, Courrier des lecteurs, le QL, no 106. 
•28 septembre 2002: LA SYMBOLIQUE DU CRABE, JE N'AI RIEN COMPRIS, Courrier des lecteurs, le QL, no 110.
 
  
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