Montréal, 16 février 2002  /  No 98  
 
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Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
 
LIBRE EXPRESSION
  
LA PUB PEUT-ELLE VENIR À BOUT DU SUICIDE CHEZ LES HOMMES?
 
par Gilles Guénette
 
Je l'ai laissé tout seul au bord de la catastrophe
Pardonne-moé, pardonne-moé
J'ai pas voulu, j'ai pas voulu
Pas voulu t'abandonner dans le moment le plus rough
Je suis le lâche des lâches pas le tough des tough
 
– André Fortin, Tassez-vous de d'là, 1998
 
          C'est connu, le suicide est la toute première cause de mortalité chez les hommes de 20 à 40 ans au Québec et la seule qui soit en nette progression depuis les dix dernières années (voir: LE SUICIDE AU QUÉBEC: UNE HISTOIRE DE GARS, le QL, no 78). Quatre fois plus d'hommes que de femmes se suicident. À chaque nouvelle édition de la Semaine nationale (sic) de prévention du suicide, des voix s'élèvent pour demander que l'on s'attaque collectivement à ce triste record. Et au Québec, qui dit « on » veut généralement dire « l'État »! Cette année, une des solutions qui refait plus souvent surface est le recours à la vaste campagne de publicité pour contrer ce fléau. La pub peut-elle guérir tous les maux?
 
La pub, remède à tous les maux 
  
          « Est-ce que vous savez qu'il y a deux fois plus de suicides au Québec que de morts liées aux accidents de la route? Pourtant on n'a qu'à voir les publicités à la télévision, on consacre beaucoup plus de moyens pour améliorer la sécurité sur nos routes que pour lutter contre le suicide. » C'est de cette façon que Jean-François Lépine, l'animateur de Zone Libre, une des émissions-phare de la Société Radio-Canada, amorçait l'édition du 25 janvier dernier. 
  
          Nos campagnes de sécurité routière, soulignait Lépine, sont même tellement efficaces qu'elles servent de modèles ailleurs dans le monde. En 20 ans, soit de 1978 à 1997, le Québec a réussi à réduire de plus de 76% le taux de mortalité sur les routes de la province. « Qu'est-ce qu'on attend pour en faire autant dans le cas du suicide? » se demandait-il avant de nous rappeler que nos « performances » dans ce domaine sont parmi les pires au monde. 
  
          Plusieurs se posent cette même question. Le coroner Pierre Gagné suggère qu'on entreprenne une audacieuse campagne de publicité afin de contrer la banalisation du suicide: « Si on démontrait ce que ça a l'air quelqu'un qui est pendu – ce qui est la forme privilégiée des ados qui se suicident. Si on leur montrait ce que c'est que quelqu'un qui s'est mis une carabine de haut calibre dans la bouche... je penses que ça enlèverait un peu cette image romantique du "On décède et après, la vie continue." Et que "Ceux qu'on a laissé en arrière vont venir nous rejoindre." » 
  
          Pour démontrer le sérieux de la chose, les reporters de la SRC se sont attardés aux campagnes menées par la SAAQ (la Société d'assurance automobile du Québec) depuis quelques années pour réduire le nombre de décès reliés à l'alcool sur nos routes. On apprend que durant les dix dernières années, la SAAQ a investi plus de 18 millions de dollars dans sa lutte contre l'alcool au volant. L'an dernier seulement, Québec dépensait près de 1,6 million $ en publicité pour prévenir les accidents de la route alors qu'il en débloquait à peine 30 000 $ pour s'attaquer au suicide. 
  
          Pourtant, comme on nous le souligne dans le reportage, la route fait beaucoup moins de victimes que le suicide: 762 contre 1527 suicidés en 1999. Si on note une chute appréciable du nombre de décès sur les routes depuis 1975 – de 1893 à 762 décès –, on ne peut pas en dire autant du nombre de suicides survenus durant cette même période – en constante progression, ils sont passés de 582 à 1549. En près de 25 ans, les courbes se sont presqu'inversées, observe-t-on. Ce que les propos de l'équipe de Zone Libre laissent entendre, c'est qu'on pourrait réduire le nombre de suicides au Québec, de la même façon qu'on a réduit le nombre d'accidents sur nos routes, en utilisant l'expertise de la SAAQ et en lançant de vastes campagnes de sensibilisation. 
  
          Pourtant, comme le souligne Claude Dussault, chef de la stratégie en sécurité routière à la SAAQ, « les campagnes publicitaires seules par elles-mêmes, en règle générale, ne vont produire – dans le meilleur des cas – que des effets de courtes durées. Par contre, quand vous combinez surveillance policière, publicité et changements législatifs, surtout quand vous répétez votre message, l'effet de persuasion et le changement d'attitude et de comportements se fait et éventuellement vous voyez la baisse dans le bilan routier. » 
  
          En d'autres termes, l'automobiliste qui risque de voir inscrire des points d'inaptitude à son dossier de conduite à la SAAQ, de payer d'importantes amendes pour infraction au code de la route, de voir son permis de conduire suspendu (ou révoqué), ou même de se ramasser en prison s'il est surpris à conduire un véhicule en état d'ébriété, a intérêt à ne pas boire avant de prendre le volant. Ce n'est pas que les campagnes de publicité qui ont modifié son comportement. 
  
          Même chose pour la cigarette. On ne peut pas dire que les campagnes de sensibilisation ont eu raison à elles seules des habitudes des fumeurs. Les nombreuses législations introduites dans ce domaine – comme l'interdiction de fumer dans tout lieu « public » – sont bien plus responsables d'une baisse dans le nombre de personnes qui fument, que toutes les campagnes de propagande de Santé Canada à la télé ou au cinéma (sans parler des horribles photographies apposées sur les paquets de cigarettes) mises ensemble. 
  
     « Lancer de vastes campagnes publicitaires sur le suicide n'aurait (peut-être) qu'un impact à court terme sur le nombre de suicides chez les jeunes hommes. Pour que de telles opérations aient un impact à long terme, il faudrait combiner publicité à surveillance policière et changements législatifs. »
 
          Si l'on se fie aux propos de M. Dussault, lancer de vastes campagnes publicitaires sur le suicide n'aurait (peut-être) qu'un impact à court terme sur le nombre de suicides chez les jeunes hommes. Pour que de telles opérations aient un impact à long terme, il faudrait combiner publicité à surveillance policière et changements législatifs. Imaginez des agent(e)s de la Sûreté du Québec arrêtant des automobilistes sur les autoroutes de la province – comme ils le font à répétition dans le cadre d'opérations barrages routiers – ou des consommateurs dans les centres d'achat pour leur demander s'ils avaient songé au suicide dernièrement en leur remettant de petits pamphlets de sensibilisation... 
  
          Difficile de légiférer dans un domaine où les seules victimes réelles ou potentielles sont les personnes qui mettent fin à leurs jours – et leur entourage immédiat. On ne peut tout de même pas rendre le suicide illégal, les personnes qui s'enlèvent la vie ne sont plus là (dans la plupart des cas) pour recevoir leur sentence. Il fut un temps où les personnes qui se suicidaient allaient tout droit en Enfer... mais ce temps est révolu. 
  
« Ils t'ont laissé partir de même?! » 
  
          Les reporters radio-canadiens ne poussent toutefois pas leur raisonnement si loin. Lancer l'idée d'une campagne « nationale » de publicité semble suffisant pour l'instant. En lieu et place, ils se tournent, en 2e partie de reportage, vers des cas flagrants de déficience dans l'offre de services en place pour les personnes qui affichent des tendances suicidaires – en Mauricie, à titre d'exemple, il n'y a que deux psychiatres pour une population de 200 000 habitants. Il revient à la ministre déléguée à la Santé, aux Services sociaux et à la Protection de la jeunesse de l'époque, Agnès Maltais, de défendre la performance de son gouvernement. 
  
          « Mme Maltais, en cette fin de journée, il va y avoir quatre personnes qui vont s'être enlevé la vie, quatre-vingt vont y avoir songé, qu'est-ce que vous faites concrètement pour essayer de lutter contre le suicide au Québec? » À cette question, la ministre répond: « On s'est donné depuis 1998, une stratégie d'action face au suicide où on interpelle à peu près tous les acteurs de la société qui peuvent être en contact avec des gens qui ont des tendances suicidaires. » Elle poursuit en expliquant qu'il fallait d'abord installer un réseau capable de répondre à la demande avant de penser à entreprendre quoi que ce soit. 
  
          La Stratégie québécoise d'action face au suicide dont il est question ici ne fait aucunement mention de campagnes de publicité pour lutter contre le phénomène – ce qui est tout de même étonnant de la part d'un gouvernement qui multiplie les campagnes de publicité pour tout et pour rien (voir: CE MESSAGE D'INTÉRÊT PUBLIC A ÉTÉ RETENU ET PAYÉ PAR... VOUS, le QL, no 60). Elle se limite à assurer des services d'écoute et de counselling aux personnes suicidaires et ce, 24heures/24, 7jours/semaine, à la grandeur du territoire – un point qui s'avère faux, s'empresse-t-on de nous dire. Dans certaines régions du Québec, de tels services ne sont offerts que de 9h00 à 17h00, du lundi au vendredi.  
  
          Les témoignages de parents et d'intervenants, auxquels est consacrée cette seconde moitié du reportage, mènent tous dans une même direction: il est inadmissible qu'on ne fasse pas tout ce qui est humainement possible pour tenter de sauver ne serait-ce qu'une seule vie. La vie n'a pas de prix.  
  
          Bien sûr qu'il faut sauver des vies, mais pas à n'importe quel prix. La vie a un prix, sinon il n'y aurait pas de listes d'attente dans nos hôpitaux. Sinon, combien faudrait-il débloquer de fonds publics pour chaque personne potentiellement suicidaire? 100 000 $? 500 000 $? 1 million $? Devrait-on affecter un professionnel de la santé en permanence à chaque personne susceptible de passer à l'acte au cas où...? 
  
          On aura beau mettre sur pied des centaines de ligne 1-800, augmenter le ratio intervenant(e)s de la santé / citoyens, lancer de nouvelles campagnes de sensibilisation à toutes les semaines, si on ne trouve pas ce qui fait en sorte que les jeunes hommes se suicident davantage au Québec que partout ailleurs au Canada – et même, toute proportion gardée, dans le monde industrialisé –, on ne réglera rien. Et on continuera de jeter de l'argent par les fenêtres. Et on continuera de perdre nos hommes. 
  
En attendant... 
  
          Il y a des schizophrènes, des dépressifs chroniques, des personnes atteintes de troubles mentaux qui s'enlèvent la vie dans le lot. Il faut soigner ces gens comme il se doit, on n'en sort pas. De proposer qu'on traumatise toute une population en lui montrant des images de personnes qui se pendent ou qui se font sauter la cervelle sous prétexte qu'il faille aider ceux qui envisageraient d'avoir recours à ces méthodes pour mettre fin à leurs jours est irresponsable. Une personne qui songe à s'enlever la vie ne changera pas d'avis après avoir vu une publicité l'implorant de ne pas le faire. 
  
          Une campagne de pub sur le phénomène du suicide, aussi percutante soit-elle, n'aura jamais l'impact qu'ont connu celles de la SAAQ sans les deux ingrédients mentionnés plus haut – surveillance policière et changements législatifs. Et ces deux ingrédients sont à toute fin pratique inapplicables dans ce cas-ci. 
  
          En attendant de savoir ce qui pousse les hommes à se suicider davantage au Québec, plusieurs solutions sont imaginées pour accentuer la prévention: certains demandent qu'on interdise aux piétons l'accès aux ponts de la grande région métropolitaine (La Presse, 1 février 2002); la Société de transport de Montréal lance une campagne de sensibilisation pour inciter les usagers du métro à signaler tout passager qu'ils soupçonnent vouloir intenter à sa vie (La Presse, 7 février 2002); une ligne sans frais, 1-866-APPELLE, est entrée en vigueur début novembre 2001 pour l'ensemble du territoire; des dizaines et des dizaines d'organismes d'aide multiplient leurs efforts pour répondre au jour le jour aux personnes en difficulté, etc. 
  
          Malgré tout, les hommes continuent de se tuer... Ces services sont-ils adaptés? Certains disent que non. Selon les gens de L'après-rupture, un groupe qui vient en aide aux pères de famille en difficulté, « une très grande partie des hommes suicidaires le sont à cause d'une femme. Ils refusent massivement d'aller dans des CLSC noyautés par des femmes ou de parler à une intervenante sur des lignes téléphoniques dites d'aide. Leur état d'esprit les pousserait plutôt à se pendre avec le fil du téléphone plutôt que de parler à UNE intervenante qu'ils identifient souvent à la cause de leur désespoir. » (Communiqué de presse, 25 janvier 2002) 
  
          À voir la situation qui prévaut dans notre réseau de la santé, les montants attribués par Québec et le nombre de spécialistes de la santé affectés à ce problème ne seront jamais suffisants. Malgré le sérieux de la chose, nous serons toujours à la remorque des événements. Ne vaudrait-il pas mieux s'attarder aux causes du suicide chez les jeunes hommes, plutôt que de toujours tenter de trouver de nouvelles façons de leur venir en aide? Par où commencer? Qui ou quoi blâmer? 
  • les retombées de notre Révolution tranquille? 
  • l'éclatement de la famille?
  • le culte de la jeunesse?
  • le pessimisme de nos artistes?
  • l'état de crise permanent entretenu par nos syndicats et groupes de pression?
  • la prise en charge toujours plus grande de l'individu par l'État?
  • l'un des plus hauts taux d'avortement au monde? (on oublie trop souvent que les enfants se font à deux.)
  • une justice qui tranche presque toujours en faveur des femmes (notamment dans les causes de divorce ou de garde d'enfants)?
  • une justice à deux vitesses (qui emprisonne un professeur pour avoir couché avec ses étudiantes mineures, mais qui réprimande à peine une professeure pour le même geste)?
  • la « gynocentrisation » du monde?
  • la misandrie véhiculée dans la culture populaire? (ces deux derniers points feront l'objet d'une éventuelle chronique.)
  • ...
          Plutôt que de se tourner instinctivement vers l'État pour qu'il règle tous nos problèmes (avec les résultats que l'on voit), pourquoi ne prendrions-nous pas les choses en main? Comme l'écrivait récemment Gaëtan Roussy, psychologue, membre de l'Association québécoise de suicidologie, « il n'est pas obligatoire d'être spécialiste pour aider une personne suicidaire. [...] Il faut aller vers celui qui souffre, lui offrir de l'aide, lui demander s'il pense au suicide; le fait d'en parler ouvertement ne l'encouragera pas à commettre un acte irréparable, bien au contraire! » (La Presse, 10 février 2002) 
  
  
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