Aujourd'hui, à entendre la rumeur médiatique, c'est comme
si chaque jour amenait son lot de nouvelles réalités sociales
toujours plus insurmontables les unes que les autres... La plus récente
en lice: le taxage à l'école. « Il faut
briser le silence », « Vivre dans
la peur du taxage », « Des bleus
au coeur ». Voilà le genre de gros titres qui
coiffent nos quotidiens ces jours-ci. La vie est-elle réellement
plus difficile pour les jeunes d'aujourd'hui qu'elle ne l'était
pour ceux de mon temps? Ou sommes-nous en train de faire les frais d'une
petite clique qui s'efforce de nous en convaincre?
Intervenir
pour se donner bonne conscience
Les 22 et 23 janvier derniers, 600 personnes issues des milieux scolaire,
communautaire, de la sécurité publique et de la santé
se réunissaient à Montréal pour participer à
un colloque sur l'intimidation et le taxage à l'école. Intitulé
Intervenir pour se donner une école saine et sécuritaire,
il visait trois objectifs: 1) dresser un portrait de la situation dans
nos écoles et sur la scène internationale; 2) mettre en valeur
les nombreux projets de prévention dans nos écoles publiques;
et 3) encourager une mobilisation de toutes les écoles et de la
société à l'égard des phénomènes
du taxage et de l'intimidation.
Le taxage est une forme d'intimidation chez certains jeunes qui font usage
de menaces ou de force physique sur d'autres adolescents pour leur dérober
de l'argent ou des objets de valeur. Le phénomène touche
principalement les jeunes de niveau primaire et secondaire et se produit
dans l'environnement immédiat de l'école. Pour guider leurs
discussions, les participants au colloque se sont appuyés sur une
enquête rendue publique en novembre dernier par le ministère
de la Sécurité publique et qui démontrait que sur
16 700 jeunes Québécois sondés, 11% avaient déjà
été victimes d'actes de taxage, 23% en avaient été
témoins, alors que 6% en avaient déjà commis(1).
Pour le ministre de la Sécurité publique, Serge Ménard,
« le taxage, un vol avec menace, est un crime grave
punissable au maximum de la prison à vie en vertu du Code criminel
»(2).
Il s'agit d'« une expérience traumatisante dont
les jeunes risquent de porter les séquelles psychologiques toute
leur vie ». Son collègue, le ministre Sylvain
Simard, abonde dans le même sens: « Chaque jeune
qui en est victime, c'est un jeune de trop. C'est pour cette raison qu'il
est essentiel que l'école et l'ensemble de la société
québécoise [mes italiques] se mobilisent afin d'enrayer
ce phénomène et d'offrir aux élèves un milieu
de vie qui facilite leur réussite. »(3)
On le voit, le taxage et l'intimidation sont des phénomènes
sociaux complexes qui éveillent les passions chez nos politiciens.
L'étudiant, l'enseignant et le parent sont-ils en mesure d'y faire
face seuls? Adéquatement? On serait tenté de croire que non.
Alors que faire? Pour s'attaquer efficacement à des phénomènes
aussi pernicieux, il nous faut des « stratégies
structurées », des « actions
diversifiées » et surtout, une très grande
« concertation des divers partenaires impliqués
». Quoi de mieux qu'une campagne nationale (sic) de sensibilisation!
Surtout que le critère No 1 du recours à la campagne de sensibilisation
est ici respecté! Si plus de 60% des victimes de taxage sont des
garçons, on peut supposer que leur « taxeurs »
sont aussi des garçons! Même chose pour le 40% de filles qu'il
reste, on peut aussi supposer que leur « taxeurs »
sont majoritairement des garçons! Comme la très grande majorité
des campagnes de sensibilisation visent une chose, rendre les garçons/hommes
meilleurs (voir CE MESSAGE D'INTÉRÊT
PUBLIC A ÉTÉ RETENU ET PAYÉ PAR... VOUS,
le QL, no 60), y avoir recours
dans ce cas-ci est... logique!
« Chaque petite réalité qui avant était justement
prise pour ce qu'elle est, une petite réalité, est dorénavant
élevée au rang de phénomène social insurmontable
auquel il faut s'attaquer dans les plus brefs délais et avec la
fougue du guerrier qui livre sa dernière grande bataille...
» |
|
Cette campagne débutera donc lors de la prochaine année scolaire
et comprendra des publicités télévisées (ah
les pubs télé!) ainsi que des outils de communication pour
les écoles. Les commissions scolaires du Québec devront inclure
des mesures de lutte contre l'intimidation et le taxage dans leur plan
de réussite d'ici 2005. Un guide sera mis à la disposition
des écoles pour leur donner des moyens de lutter contre cette forme
de violence. Un « centre d'expertise »
sera mandaté pour soutenir les écoles dans leurs efforts
de lutte contre l'intimidation et le taxage. Et cetera.
Le ministre d'État à l'Éducation et à l'Emploi
n'a pu préciser l'ampleur des sommes qui seront consacrées
à chacune des mesures annoncées: « Il
faut faire attention de ne pas avancer de chiffres en disant "le problème
est derrière nous". Ce n'est pas un problème qu'on règle
en sortant des millions d'un chapeau. L'important, c'est l'impulsion.
»(4)
L'impulsion!?! M. Simard a tout de même laissé entendre que
la campagne de sensibilisation coûterait entre un et deux millions
de dollars – comme disent les Anglais, « Money
is no object! »
Un
problème national (sic)
Nos politiciens sont passés maîtres dans l'art de donner l'impression
que nous sommes « collectivement » dépassés
par la situation. Et ce, tout le temps et dans toutes sortes de domaines.
Ils sont aussi passés maîtres dans l'art d'exhiber leur haut
degré de compassion. Les deux vont de pair. Tous leurs dossiers
sont toujours d'une importance capitale pour l'avenir de la «
nation ». Ainsi, chaque petite réalité qui avant
était justement prise pour ce qu'elle est, une petite réalité,
est dorénavant élevée au rang de phénomène
social insurmontable auquel il faut s'attaquer dans les plus brefs délais
et avec la fougue du guerrier qui livre sa dernière grande bataille...
Ce genre d'exercices de sensibilisation est toujours entrepris comme si
le futur était tout tracé d'avance. Si on n'intervient pas,
les choses vont nécessairement se détériorer. Dans
ce cas-ci, si on ne fait rien pour contrer l'intimidation à l'école,
ses manifestations vont inévitablement atteindre les niveaux de
pays comme les États-Unis ou la France. Sans l'intervention, c'est
l'hécatombe!
Il faut dire que les médias n'aident pas à désamorcer
ces psychoses. Lorsqu'à la seule parole d'un ex-délinquant
maintenant travailleur de rue – qui a intérêt à ce
que son milieu soit perçu comme problématique par le plus
grand nombre –, une journaliste mentionne dans son article la présence
de jack knifes, de 9 mm et de machettes à l'école,
ou qu'une éditorialiste cite la tuerie de Colombine pour démontrer
le sérieux de la chose, ça n'est rien pour contrecarrer les
élans de nos politiciens. Au contraire, ces « déformations
» incitent le citoyen à réclamer toujours davantage
d'interventions de la part de ses gouvernements.
On ne parle pourtant pas de réseau scolaire contrôlé
par des gangs de rue, on parle d'intimidation à l'école!
Une infime minorité de jeunes doivent se retrouver en présence
d'armes ou même côtoyer les petits criminels de quartier. Encore
une fois, au lieu de mettre les choses en perspective – ou même de
questionner la véracité des faits rapportés par des
gens qui carburent à l'opinion publique –, les médias jouent
le jeu des intervenants sociaux et participent à leurs perpétuelles
« campagnes de détournement de fonds »
(voir BIAS: COMMENT LES MÉDIAS DÉFORMENT
LA RÉALITÉ, le QL, no
106). Un peu de scepticisme ne ferait pourtant pas de tort à
personne.
Comment avons-nous fait pour passer à travers nos années
de primaire et de secondaire sans en porter d'inguérissables «
séquelles psychologiques » durant toutes
nos vies? Comment avons-nous réussi à survivre cette dangereuse
période scolaire sans l'aide de campagnes publicitaires, de trois
différents ministères, d'une armée d'intervenants
de la santé, de la sécurité publique et du milieu
communautaire? Nous n'étions certes pas des surhommes/surfemmes!
« C'est pas pareil! », s'empresseront
de dire tous les défenseurs de la solidarité sociale – volontaire
ou forcée. « Les temps ont changé. La
réalité est beaucoup plus complexe qu'elle ne l'était
il y a 20 ou 30 ans. L'immigration, l'éclatement de la famille,
la pauvreté, l'individualisme, sont autant de facteurs qui font
que la vie d'aujourd'hui est beaucoup plus difficile que celle qu'ont connue
nos parents ou nos grands-parents. » Et nous ne pouvons
faire face à autant de facteurs sans l'aide de spécialistes
– en l'occurrence, eux!
Autre
temps, autres moeurs?
Ce ne sont pas les temps qui ont changé, ce sont les gens – du moins,
une certaine catégorie de gens. Les « réalités
» des années 1970 étaient toutes aussi difficiles
à surmonter pour nous que ne le sont celles des jeunes 30 ans plus
tard. Il était tout aussi difficile dans notre temps de se faire
constamment traiter de « gros tas » ou de se faire
tabasser par les « gros bras » que ça l'est
aujourd'hui. Mais nous passions à travers. Comme la majorité
des jeunes d'aujourd'hui passent à travers.
Ce sont les adultes en mal de donner un sens profond à leur vie
qui trouvent que les choses se sont terriblement détériorées.
Ce sont eux, intervenants sociaux et/ou syndiqués patentés,
qui, s'étant créé des positions de « détecteurs
de problèmes sociaux », clament ici et là
que la société moderne est malade et que l'État –
qu'ils noyautent – doit intervenir pour en guérir les maux. Ce sont
eux qui créent toutes sortes de mini-psychoses pour 1) légitimer
leur job et 2) donner une direction à leur marche vers un monde
meilleur. Un monde plus « solidaire ».
Sauf que chemin faisant, ils instaurent un climat qui encourage le citoyen
à démissionner de ses responsabilités civiques et
familiales. Un climat qui a pour effet qu'il se sent de plus en plus impuissant
devant une multitude de nouvelles réalités sociales qui,
montées en épingle, lui semblent tout à coup insurmontables.
« Si une situation appelle la mobilisation de trois
ministères, d'intervenants des milieux de la santé, communautaire
et de la sécurité publique!, ça doit être
parce que c'est trop complexe pour moi! », se dit-il.
Maintenant dépassé par les événements, il remet
entre les mains des gens de l'État la responsabilité de prendre
soins de ses enfants et il crie (de concert avec les intervenants sociaux)
quand la situation ne s'améliore pas assez rapidement à son
goût...
« Dans mon temps », lorsque le climat
s'envenimait à l'école, mes parents n'attendaient pas l'intervention
de l'État pour faire quelque chose: ils intervenaient. De même,
lorsqu'il y avait échauffourées dans la cour d'école,
le voisin d'en face aussi intervenait. On pouvait compter sur un tas de
gens. Les parents se déplacent-ils encore aujourd'hui? Les voisins
interviennent-ils toujours? Poser la question, c'est un peu y répondre.
Depuis que l'État, par l'entremise de ses intervenants et de ses
campagnes de sensibilisation, s'adresse directement aux enfants et adolescents
pour leur dire comment se comporter en société et qui aller
voir en cas de pépin(5),
le citoyen (parent ou non) se retire – jugeant sans doute qu'il n'est plus
assez qualifié pour s'impliquer.
Comme l'écrivait Brigitte Pellerin dans LE
ROYAUME DE LA PATATE (le QL, no
66): « Le système de paternalisme étatique
dans lequel nous vivons (façon de parler) a de sérieux effets
pervers. [Il] a la particularité de transformer des gens "ordinaires"
en ti-counes, gnagnans, grosses patates et autres bienheureux idiots. Le
paternalisme étatique fait de nous des chiffes molles, des guenillons
sans colonne vertébrale, des moumounes. » Ne
rendons pas les gens plus moumounes qu'ils ne le sont déjà!
Nous n'avons pas besoin d'une énième campagne nationale (sic)
pour nous faire encore plus sensibiliser ou pour pouvoir être mieux
en mesure de faire face à ces triviaux phénomènes
sociaux que sont l'intimidation et le taxage. Aux politiciens qui se cherchent
des causes pour démontrer leur grande compassion, je dis: trouvez-vous
en sur vos temps libres! Au Québec, en ce moment, il y a des tas
d'étudiants qui arrivent à l'université sans savoir
écrire ou structurer un texte. Peut-être qu'ils n'en seraient
pas là aujourd'hui s'ils avaient été éduqués
au primaire et au secondaire plutôt que sensibilisés
à tout et à rien.
1.
– (Reuters), « Le taxage touche le tiers des jeunes
Québécois », La Presse, 21 novembre
2002. >> |
2.
Marie-Claude Girard, « Harcèlement à l'école:
Les autres élèves jouent un rôle crucial »,
La Presse, 23 janvier 2003, p. A-3. >> |
3.
Communiqué de presse du ministère de l'Éducation du
Québec, « Colloque sur l'intimidation et le taxage
à l'école: Pour une école saine et sécuritaire
», 22 janvier 2003. >> |
4.
Lia Lévesque, « Plan d'action gouvernemental
contre le taxage: Une campagne de sensibilisation sera menée avant
la prochaine rentrée scolaire », La Presse,
24 janvier 2003, p. A-12. >> |
5.
Durant le colloque sur l'intimidation et le taxage, le ministre Simard
faisait savoir que le nombre de psychologues, de psychoéducateurs
et de techniciens en éducation spécialisée était
passé de 2861 à 3883, une hausse de 36%, grâce aux
récents réinvestissements dans le milieu de l'éducation.
Il faut bien faire travailler tout ce beau monde! >> |
|