Montréal, 1er février 2003  /  No 118  
 
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Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
 
 
 
LIBRE EXPRESSION
  
TAXAGE À L'ÉCOLE: UNE AUTRE CAMPAGNE NATIONALE (SIC) DE SENSIBILISATION
 
par Gilles Guénette
 
     « Cette mobilisation de la société est essentielle pour la recherche de solutions globales, car le taxage et l'intimidation dépassent le cadre de l'école. C'est l'affaire de tous! »
 
–Sylvain Simard, ministre d'État à l'Éducation et à l'Emploi du Québec, 22 janvier 2003
 
 
          Je me souviens d'une époque (pas si lointaine) où comme tout le monde j'ai usé les bancs d'école. Comme n'importe quel autre jeune, j'ai été témoin d'actes violents à l'endroit de mes camarades de classes, j'ai parfois même crains pour ma propre sécurité, mais, bon... j'ai survécu. Au risque de sonner comme le vieil oncle fatigant qui commence toujours ses phrases de la même façon, « dans mon temps » on n'avait pas besoin de grosses campagnes nationales (sic) pour se donner le courage d'affronter la vie! On se levait, on s'habillait, on fonçait!
 
          Aujourd'hui, à entendre la rumeur médiatique, c'est comme si chaque jour amenait son lot de nouvelles réalités sociales toujours plus insurmontables les unes que les autres... La plus récente en lice: le taxage à l'école. « Il faut briser le silence », « Vivre dans la peur du taxage », « Des bleus au coeur ». Voilà le genre de gros titres qui coiffent nos quotidiens ces jours-ci. La vie est-elle réellement plus difficile pour les jeunes d'aujourd'hui qu'elle ne l'était pour ceux de mon temps? Ou sommes-nous en train de faire les frais d'une petite clique qui s'efforce de nous en convaincre? 
  
Intervenir pour se donner bonne conscience 
  
          Les 22 et 23 janvier derniers, 600 personnes issues des milieux scolaire, communautaire, de la sécurité publique et de la santé se réunissaient à Montréal pour participer à un colloque sur l'intimidation et le taxage à l'école. Intitulé Intervenir pour se donner une école saine et sécuritaire, il visait trois objectifs: 1) dresser un portrait de la situation dans nos écoles et sur la scène internationale; 2) mettre en valeur les nombreux projets de prévention dans nos écoles publiques; et 3) encourager une mobilisation de toutes les écoles et de la société à l'égard des phénomènes du taxage et de l'intimidation.  
  
          Le taxage est une forme d'intimidation chez certains jeunes qui font usage de menaces ou de force physique sur d'autres adolescents pour leur dérober de l'argent ou des objets de valeur. Le phénomène touche principalement les jeunes de niveau primaire et secondaire et se produit dans l'environnement immédiat de l'école. Pour guider leurs discussions, les participants au colloque se sont appuyés sur une enquête rendue publique en novembre dernier par le ministère de la Sécurité publique et qui démontrait que sur 16 700 jeunes Québécois sondés, 11% avaient déjà été victimes d'actes de taxage, 23% en avaient été témoins, alors que 6% en avaient déjà commis(1). 
  
          Pour le ministre de la Sécurité publique, Serge Ménard, « le taxage, un vol avec menace, est un crime grave punissable au maximum de la prison à vie en vertu du Code criminel »(2). Il s'agit d'« une expérience traumatisante dont les jeunes risquent de porter les séquelles psychologiques toute leur vie ». Son collègue, le ministre Sylvain Simard, abonde dans le même sens: « Chaque jeune qui en est victime, c'est un jeune de trop. C'est pour cette raison qu'il est essentiel que l'école et l'ensemble de la société québécoise [mes italiques] se mobilisent afin d'enrayer ce phénomène et d'offrir aux élèves un milieu de vie qui facilite leur réussite. »(3) 
  
          On le voit, le taxage et l'intimidation sont des phénomènes sociaux complexes qui éveillent les passions chez nos politiciens. L'étudiant, l'enseignant et le parent sont-ils en mesure d'y faire face seuls? Adéquatement? On serait tenté de croire que non. Alors que faire? Pour s'attaquer efficacement à des phénomènes aussi pernicieux, il nous faut des « stratégies structurées », des « actions diversifiées » et surtout, une très grande « concertation des divers partenaires impliqués ». Quoi de mieux qu'une campagne nationale (sic) de sensibilisation! 
  
          Surtout que le critère No 1 du recours à la campagne de sensibilisation est ici respecté! Si plus de 60% des victimes de taxage sont des garçons, on peut supposer que leur « taxeurs » sont aussi des garçons! Même chose pour le 40% de filles qu'il reste, on peut aussi supposer que leur « taxeurs » sont majoritairement des garçons! Comme la très grande majorité des campagnes de sensibilisation visent une chose, rendre les garçons/hommes meilleurs (voir CE MESSAGE D'INTÉRÊT PUBLIC A ÉTÉ RETENU ET PAYÉ PAR... VOUS, le QL, no 60), y avoir recours dans ce cas-ci est... logique!  
  
     « Chaque petite réalité qui avant était justement prise pour ce qu'elle est, une petite réalité, est dorénavant élevée au rang de phénomène social insurmontable auquel il faut s'attaquer dans les plus brefs délais et avec la fougue du guerrier qui livre sa dernière grande bataille... »
 
          Cette campagne débutera donc lors de la prochaine année scolaire et comprendra des publicités télévisées (ah les pubs télé!) ainsi que des outils de communication pour les écoles. Les commissions scolaires du Québec devront inclure des mesures de lutte contre l'intimidation et le taxage dans leur plan de réussite d'ici 2005. Un guide sera mis à la disposition des écoles pour leur donner des moyens de lutter contre cette forme de violence. Un « centre d'expertise » sera mandaté pour soutenir les écoles dans leurs efforts de lutte contre l'intimidation et le taxage. Et cetera. 
  
          Le ministre d'État à l'Éducation et à l'Emploi n'a pu préciser l'ampleur des sommes qui seront consacrées à chacune des mesures annoncées: « Il faut faire attention de ne pas avancer de chiffres en disant "le problème est derrière nous". Ce n'est pas un problème qu'on règle en sortant des millions d'un chapeau. L'important, c'est l'impulsion. »(4) L'impulsion!?! M. Simard a tout de même laissé entendre que la campagne de sensibilisation coûterait entre un et deux millions de dollars – comme disent les Anglais, « Money is no object! » 
  
Un problème national (sic) 
  
          Nos politiciens sont passés maîtres dans l'art de donner l'impression que nous sommes « collectivement » dépassés par la situation. Et ce, tout le temps et dans toutes sortes de domaines. Ils sont aussi passés maîtres dans l'art d'exhiber leur haut degré de compassion. Les deux vont de pair. Tous leurs dossiers sont toujours d'une importance capitale pour l'avenir de la « nation ». Ainsi, chaque petite réalité qui avant était justement prise pour ce qu'elle est, une petite réalité, est dorénavant élevée au rang de phénomène social insurmontable auquel il faut s'attaquer dans les plus brefs délais et avec la fougue du guerrier qui livre sa dernière grande bataille... 
  
          Ce genre d'exercices de sensibilisation est toujours entrepris comme si le futur était tout tracé d'avance. Si on n'intervient pas, les choses vont nécessairement se détériorer. Dans ce cas-ci, si on ne fait rien pour contrer l'intimidation à l'école, ses manifestations vont inévitablement atteindre les niveaux de pays comme les États-Unis ou la France. Sans l'intervention, c'est l'hécatombe! 
  
          Il faut dire que les médias n'aident pas à désamorcer ces psychoses. Lorsqu'à la seule parole d'un ex-délinquant maintenant travailleur de rue – qui a intérêt à ce que son milieu soit perçu comme problématique par le plus grand nombre –, une journaliste mentionne dans son article la présence de jack knifes, de 9 mm et de machettes à l'école, ou qu'une éditorialiste cite la tuerie de Colombine pour démontrer le sérieux de la chose, ça n'est rien pour contrecarrer les élans de nos politiciens. Au contraire, ces « déformations » incitent le citoyen à réclamer toujours davantage d'interventions de la part de ses gouvernements. 
  
          On ne parle pourtant pas de réseau scolaire contrôlé par des gangs de rue, on parle d'intimidation à l'école! Une infime minorité de jeunes doivent se retrouver en présence d'armes ou même côtoyer les petits criminels de quartier. Encore une fois, au lieu de mettre les choses en perspective – ou même de questionner la véracité des faits rapportés par des gens qui carburent à l'opinion publique –, les médias jouent le jeu des intervenants sociaux et participent à leurs perpétuelles « campagnes de détournement de fonds » (voir BIAS: COMMENT LES MÉDIAS DÉFORMENT LA RÉALITÉ, le QL, no 106). Un peu de scepticisme ne ferait pourtant pas de tort à personne. 
  
          Comment avons-nous fait pour passer à travers nos années de primaire et de secondaire sans en porter d'inguérissables « séquelles psychologiques » durant toutes nos vies? Comment avons-nous réussi à survivre cette dangereuse période scolaire sans l'aide de campagnes publicitaires, de trois différents ministères, d'une armée d'intervenants de la santé, de la sécurité publique et du milieu communautaire? Nous n'étions certes pas des surhommes/surfemmes!  
  
          « C'est pas pareil! », s'empresseront de dire tous les défenseurs de la solidarité sociale – volontaire ou forcée. « Les temps ont changé. La réalité est beaucoup plus complexe qu'elle ne l'était il y a 20 ou 30 ans. L'immigration, l'éclatement de la famille, la pauvreté, l'individualisme, sont autant de facteurs qui font que la vie d'aujourd'hui est beaucoup plus difficile que celle qu'ont connue nos parents ou nos grands-parents. » Et nous ne pouvons faire face à autant de facteurs sans l'aide de spécialistes – en l'occurrence, eux! 
  
Autre temps, autres moeurs? 
  
          Ce ne sont pas les temps qui ont changé, ce sont les gens – du moins, une certaine catégorie de gens. Les « réalités » des années 1970 étaient toutes aussi difficiles à surmonter pour nous que ne le sont celles des jeunes 30 ans plus tard. Il était tout aussi difficile dans notre temps de se faire constamment traiter de « gros tas » ou de se faire tabasser par les « gros bras » que ça l'est aujourd'hui. Mais nous passions à travers. Comme la majorité des jeunes d'aujourd'hui passent à travers. 
  
          Ce sont les adultes en mal de donner un sens profond à leur vie qui trouvent que les choses se sont terriblement détériorées. Ce sont eux, intervenants sociaux et/ou syndiqués patentés, qui, s'étant créé des positions de « détecteurs de problèmes sociaux », clament ici et là que la société moderne est malade et que l'État – qu'ils noyautent – doit intervenir pour en guérir les maux. Ce sont eux qui créent toutes sortes de mini-psychoses pour 1) légitimer leur job et 2) donner une direction à leur marche vers un monde meilleur. Un monde plus « solidaire ». 
  
          Sauf que chemin faisant, ils instaurent un climat qui encourage le citoyen à démissionner de ses responsabilités civiques et familiales. Un climat qui a pour effet qu'il se sent de plus en plus impuissant devant une multitude de nouvelles réalités sociales qui, montées en épingle, lui semblent tout à coup insurmontables. « Si une situation appelle la mobilisation de trois ministères, d'intervenants des milieux de la santé, communautaire et de la sécurité publique!, ça doit être parce que c'est trop complexe pour moi! », se dit-il. Maintenant dépassé par les événements, il remet entre les mains des gens de l'État la responsabilité de prendre soins de ses enfants et il crie (de concert avec les intervenants sociaux) quand la situation ne s'améliore pas assez rapidement à son goût... 
  
          « Dans mon temps », lorsque le climat s'envenimait à l'école, mes parents n'attendaient pas l'intervention de l'État pour faire quelque chose: ils intervenaient. De même, lorsqu'il y avait échauffourées dans la cour d'école, le voisin d'en face aussi intervenait. On pouvait compter sur un tas de gens. Les parents se déplacent-ils encore aujourd'hui? Les voisins interviennent-ils toujours? Poser la question, c'est un peu y répondre. Depuis que l'État, par l'entremise de ses intervenants et de ses campagnes de sensibilisation, s'adresse directement aux enfants et adolescents pour leur dire comment se comporter en société et qui aller voir en cas de pépin(5), le citoyen (parent ou non) se retire – jugeant sans doute qu'il n'est plus assez qualifié pour s'impliquer.  
  
          Comme l'écrivait Brigitte Pellerin dans LE ROYAUME DE LA PATATE (le QL, no 66): « Le système de paternalisme étatique dans lequel nous vivons (façon de parler) a de sérieux effets pervers. [Il] a la particularité de transformer des gens "ordinaires" en ti-counes, gnagnans, grosses patates et autres bienheureux idiots. Le paternalisme étatique fait de nous des chiffes molles, des guenillons sans colonne vertébrale, des moumounes. » Ne rendons pas les gens plus moumounes qu'ils ne le sont déjà! 
  
          Nous n'avons pas besoin d'une énième campagne nationale (sic) pour nous faire encore plus sensibiliser ou pour pouvoir être mieux en mesure de faire face à ces triviaux phénomènes sociaux que sont l'intimidation et le taxage. Aux politiciens qui se cherchent des causes pour démontrer leur grande compassion, je dis: trouvez-vous en sur vos temps libres! Au Québec, en ce moment, il y a des tas d'étudiants qui arrivent à l'université sans savoir écrire ou structurer un texte. Peut-être qu'ils n'en seraient pas là aujourd'hui s'ils avaient été éduqués au primaire et au secondaire plutôt que sensibilisés à tout et à rien. 
  
  
1. – (Reuters), « Le taxage touche le tiers des jeunes Québécois », La Presse, 21 novembre 2002.  >>
2. Marie-Claude Girard, « Harcèlement à l'école: Les autres élèves jouent un rôle crucial », La Presse, 23 janvier 2003, p. A-3.  >>
3. Communiqué de presse du ministère de l'Éducation du Québec, « Colloque sur l'intimidation et le taxage à l'école: Pour une école saine et sécuritaire », 22 janvier 2003.  >>
4. Lia Lévesque, « Plan d'action gouvernemental contre le taxage: Une campagne de sensibilisation sera menée avant la prochaine rentrée scolaire », La Presse, 24 janvier 2003, p. A-12.  >>
5. Durant le colloque sur l'intimidation et le taxage, le ministre Simard faisait savoir que le nombre de psychologues, de psychoéducateurs et de techniciens en éducation spécialisée était passé de 2861 à 3883, une hausse de 36%, grâce aux récents réinvestissements dans le milieu de l'éducation. Il faut bien faire travailler tout ce beau monde!  >>
 
 
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