Montréal,  5 février 2000  /  No 55
 
 
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Olivier Golinvaux est étudiant ( DEA) à la faculté de Droit d'Aix-en-Provence.
 
À BON DROIT
  
LA RENGAINE SOUVERAINISTE:
UN HYMNE À LA LIBERTÉ?
 
par Olivier Golinvaux
  
  
          Je l'avoue, c'est avec tristesse et monotonie que je découvre l'actualité québécoise, tant elle ne diffère pas de la douce tyrannie qui règne ici en France. Les ménestrels de l'étatisme jouent la même musique, chantent pratiquement les mêmes refrains, l'accent en plus. Parmi ceux-ci, il en est un qui a plus particulièrement attiré mon attention cette semaine: celui de la bonne vieille rengaine souverainiste. Dieu quel concert! Entre le crooner socialo-gaulliste Philippe Séguin(1) – en guest star – et les ténors bloquistes, il y avait de quoi accompagner un lever de drapeau.
 
          Les souverainistes franchouillards savent se serrer les coudes, peu importe que l'ennemi à abattre soit un fédéralisme vieux de 150 ans – au Canada – ou l'ébauche d'un fédéralisme émergent – l'eurofédéralisme de l'Union européenne. Pouvoir à conquérir, pouvoir à ne pas laisser filer: on se trouve vite des points communs. De quoi brandir ensemble les étendards de « l'exception (stato) culturelle française » (voir LA « DIVERSITÉ CULTURELLE », UN PRÉTEXTE PAYANT, le QL, no 51), du « Droit à l'autodétermination », de « la mère patrie et de son génie de la langue » (voir Prix Béquille d'or) et de toute la quincaillerie idéologique du genre. En fin de compte, derrière l'écran de fumée de la novlangue de circonstance, c'est bel et bien de souveraineté dont il s'agit ici. 
  
          Souveraineté. Ce mot m'est devenu au fil du temps aussi insupportable qu'une fraise de dentiste. Et en tant que libertarien, souveraineté fait partie du top ten des mantras magiques sur l'invocation desquels les bien-pensants me claquent la porte de la discussion à la figure – les autres favoris étant indubitablement « pauvre rêveur » et « sale con ». Si ces deux dernières expressions appréhendent la réalité sans fard – du moins s'agissant de ma personne – le concept de souveraineté quant à lui est entouré de voiles mystérieux qui en dissimulent par trop la véritable substance. Aussi n'est-il pas inutile d'en rappeler les contours, afin de le situer dans la perspective libertarienne. 
  
Le concept de souveraineté 
  
          Le concept de souveraineté, tel que nous le connaissons, est apparu dans la littérature politique française au XVIe siècle. Les livres d'histoire en attribuent la paternité à Jean Bodin. Pour Bodin, la souveraineté est « la puissance absolue, perpétuelle et indivisible d'une république » – c'est-à-dire de l'État, dans la langue de l'époque. Or la république se définissait, toujours chez Bodin, comme « Le droit gouvernement de plusieurs ménages et de ce qui leur est commun, [avec puissance souveraine] ». Si nous rapprochons les deux définitions, nous en arrivons à l'idée que la souveraineté est la puissance absolue du gouvernement vis-à-vis de « plusieurs ménages », autrement dit et en adoptant une méthodologie individualiste, le pouvoir absolu dont disposent les hommes de l'État sur le quotidien des autres hommes. 
  
          Ceci n'implique nullement un pouvoir totalitaire, je le concède bien volontiers aux apôtres de la souveraineté. Mais c'est tout de même in fine un chèque en blanc sur lequel les hommes de l'État peuvent inscrire ce qu'ils veulent, depuis la tyrannie molle de l'État-providence jusqu'à la tentative d'embrigadement généralisée. C'est de leur force de frappe et de leurs bonnes intentions dont dépendra la somme inscrite, non d'un principe extérieur comme le respect du Droit (Bodin), de « l'idéal démocratique » ou des « droits et libertés fondamentales » (juriste lambda). Ce ne sont là que des vœux pieux face à l'essence même de la souveraineté, face au pouvoir faire les Lois. Ce pouvoir permet à ceux qui l'exercent de décider que l'injustice s'appellera désormais « justice » et vice-versa, selon la force dont ils disposent et selon les mœurs qui sont les leurs. 
  
          Le chef bloquiste Gilles Duceppe n'exprime pas autre chose lorsqu'il affirme que « ça prend la souveraineté pour se parler sur un pied d'égalité ». Bien dit! Les hommes de l'État sont tous frères – frères ennemis parfois, c'est vrai. Quant aux autres… qu'ils suggèrent avec déférence ou qu'ils ferment leur gueule de loyaux sujets-citoyens, selon la force et les moeurs des premiers. Donc pour « parler sur un pied d'égalité avec Ottawa » il faut être souverain; en clair il faut être membre de la bonne gang comme dirait Brigitte Pellerin. 
  
Mais qui est souverain? 
  
          J'entend d'ici les critiques. Qu'il est mauvais, ce Golinvaux! Indécrottable décidément. Mais c'est la Nation – le Peuple, l'État, Poltergeist III, etc. – qui est souverain, pas ses représentants voyons! Pourtant, même les leaders souverainistes ne croient plus aux esprits frappeurs et collectifs depuis belle lurette. Et ils se trahissent à l'occasion. Prenons l'exemple de Philippe Séguin. Lundi, à l'occasion de la sortie de son livre sur les relations franco-québécoises - au titre très évocateur de Plus français que moi, tu meurs – Mr Séguin posait la question « Le Canada est-il capable de ne pas jouer au pit-bull [sous-entendu, face au Québec]? » Il ne parlait pas d'autre chose que d'hommes de l'État, de représentants sans représentés si vous préférez. En effet, si l'on interprétait sa question comme se référant aux esprits frappeurs de la mythologie politicienne, elle n'aurait littéralement aucun sens. Elle reviendrait en effet à demander si « le » Canada est capable de ne pas se mordre la joue, la patte avant ou que sais-je encore, le Québec étant une partie du pit-bull en question d'après ce que j'en sais. De même, lorsque Gilles Duceppe évoque « Ottawa », il ne parle pas d'autre chose que des hommes du gouvernement fédéral.  
  
  
     « Le dessein des souverainistes n'est pas de réunir de leur plein gré des Québécois consentants, mais bien de réunir assez de voix pour s'imposer violemment – par la règle majoritaire – aux Québécois qui ne consentent pas. » 
 
   
          C'est qu'il faut être puissant pour se dresser sur la place publique et oser dire « La Nation veut », « Le Peuple a dit ». Essayez de le faire chez vous, juste histoire de voir. Je vous prédis les moqueries les plus acides, voire la camisole si d'aventure vous insistiez. 
  
          Vu sous cet angle, on peut porter une appréciation réaliste des propos tenus par Jacques Parizeau s'agissant du congrès bloquiste qui s'est déroulé le week-end dernier. M. Parizeau a loué ce qu'il considère être l'aboutissement d'un « processus qu'a lancé le bloc l'automne dernier » afin de « rajeunir le concept d'identité et de Nation québécoise ». Nul besoin de disserter sur ce concept pour pouvoir affirmer qu'il est utilisé ici à sens détourné. Car quelle que soit la réalité humaine que l'on entend pointer ainsi du doigt, il est clair qu'elle ne « rajeunira » pas par l'effet des paroles de quelques songe-creux, fussent-ils réunis en congrès de rajeunissement. Identité et Nation québécoise ne sont entre leurs mains que des voiles dont ils veulent draper leur désir de pouvoir, leur soif d'exercer une puissance souveraine sur vous. 
  
          Mr Philippe Séguin, partisan du « non » à l'époque du référendum sur le traité de Maastricht, tenait lui aussi – évidemment… – ce genre de discours. Traduit de la novlangue de circonstance: « Les maîtres du troupeau humain français doivent être français et non italiens, allemands, anglais ou plus généralement bruxellois(2) ». Il y eut bien sûr de nombreux moutons du dit troupeau pour le suivre, pensant bêler le cœur plus léger si le berger qui manie le bâton est capable de chanter Le petit vin blanc qu'on boit sous les tonnelles… Mais qui à l'époque – si ce n'est quelques économistes courageux comme Pascal Salin – a songé à remettre en question le principe moutonnier en lui-même, d'où que vienne le berger? 
  
          Pour en revenir à ma question « Mais qui est souverain? », je me permettrai d'y répondre ainsi: Au fond, peu importe qui. L'essentiel réside dans le double fait que 1) « qui » sont toujours des êtres humains comme vous et moi, et que 2) l'objet de cette souveraineté englobe – dans la perspective souverainiste – d'autres êtres humains, des personnes réduites à l'état de sujets. 
  
Le drapeau des souverainistes: le mirage sécessionniste 
  
          Il ne faudrait jamais perdre de vue que les candidats-bergers qui se réclament du vert pâturage du cru sont trop souvent des crackpots gauchistes mus par un désir insondable de « réorganiser la société », et de mettre les vies des gens en coupe réglée pour qu'elles se conforment avec cette réorganisation sublime. En clair: lois, lois, lois, taxes, taxes, taxes en appuyant de bon coeur sur le champignon de la souveraineté. 
  
          Il ne faut pas le perdre de vue, d'autant plus de la démarche souverainiste s'inscrit franchement, chez vous, dans le cadre du principe sécessionniste(3). Or ce principe n'est pas pour déplaire aux libertariens, en particuliers aux anarcho-capitalistes qui l'appliquent pleinement, jusqu'à la reconnaissance d'un droit de sécession individuelle. Celui-ci n'est après tout que l'expression du principe plus général de libre association. Mais la perspective anarcho-capitaliste concerne un droit individuel de sécession, en aucune manière le « droit » – en fait le tort – de contraindre quiconque à faire ou ne pas faire de même, à travers un processus électoral. C'est pourtant ce que visent les souverainistes péquistes et bloquistes. Leur dessein n'est pas de réunir de leur plein gré des Québécois consentants, mais bien de réunir assez de voix pour s'imposer violemment – par la règle majoritaire – aux Québécois qui ne consentent pas (voir DE L'UTILITÉ MORALE DES CONTRAINTES LÉGALES, le QL, no 19). 
  
          Ainsi s'explique cette impatience à se relancer dans une nouvelle aventure référendaire, qui après tout n'avait échoué que d'un cheveu la fois précédente. M. Joseph Facal(4), lorsqu'il rappelle que « les raisons objectives qui ont conduit 49,5 % des québécois à voter Oui sont encore là », me fait penser à un tireur de corde. Il a vu l'équipe adverse flancher et se rapprocher dangereusement de la ligne fatidique. Cette fois-ci, il sent qu'il peut la lui faire passer, il y croit! Qui sait? Les équipes se valent, une seule paire de bras supplémentaire pourrait peut-être y suffire… 
  
          La sécession étatique est fondée de manière incontournable sur la contrainte exercée à l'encontre de personnes non consentantes; peu importe que ce soit à travers une élection ou un coup d'Etat militaire. Elle est donc d'une nature différente – et non pas simplement d'un degré différent – de la sécession individuelle, fondée quant à elle sur la propriété de soi, dont tout être humain devrait pouvoir se prévaloir librement pour s'associer avec qui bon lui semble. 
  
          La première est donc loin d'être le point de départ d'une réaction en chaîne pouvant conduire jusqu'à la seconde. En imaginant un processus de sécessions politiques en cascade, c'est au morcellement féodal que l'on aboutit, pas au marché non entravé des libertariens. 
  
          En conclusion je dirais: défendez votre liberté, défendez votre droit de propriété, défendez votre self government contre ceux qui veulent vous instrumenter. Mais défendez-la contre tous les bergers de troupeaux humains, d'où qu'ils soient. En l'occurrence, le berger majoritairement anglo-saxon d'Ottawa me semble faire pâle figure face à un berger provincial imbibé d'idées « à la française ». The worst barbarians seem to be inside the gates… 
  
  
1. Ancien Président de l'Assemblée Nationale française, ancien Président du R.P.R (Rassemblement 
    pour la république), actuel candidat à la mairie de Paris, actuel chargé de cours à l'UQAM, 
    historien et statolâtre de toujours.  >> 
2. Bruxelles est le siège de ce qui est en train de devenir un gouvernement fédéral européen, 
    la fameuse Commission>> 
3. En France, la démarche relève de la même logique, mais intervenant plus tôt: « évitons que 
    la France ne soit happée par l'Europe » est le discours de ceux qui seront les sécessionnistes 
    de demain, si d'aventure le happement survenait… ce qui est en effet peut-être en train 
    d'arriver.  >> 
4. Ministre québécois des Affaires intergouvernementales canadiennes.  >> 
 
 
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