Montréal, le 20 mars 1999
Numéro 33
 
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LE MARCHÉ LIBRE
 
LE ZONAGE AGRICOLE,
20 ANS APRÈS
  
par Pierre Desrochers
  
  
          On fêtait le 20 décembre dernier le vingtième anniversaire de la loi québécoise sur la protection du territoire agricole. Le projet de loi, piloté à l'époque par le ministre de l'Agriculture Jean Garon, avait bénéficié du soutien indéfectible du premier ministre René Lévesque et de l'Union des producteurs agricoles (UPA). Son libellé spécifiait qu'il devait protéger les terres agricoles de grande valeur, ralentir l'étalement urbain et faire prendre conscience au public de l'importance du rôle économique des agriculteurs. 
 
 
          D'autres thèmes devaient toutefois ressortir des audiences publiques sur le projet menées à l'automne 1978, allant de l'autosuffisance alimentaire à l'occupation du territoire en passant par la sauvegarde des exploitations familiales. On créa donc ultimement la Commission de protection du territoire agricole, un organisme réglementaire se substituant aux traditionnels droits de propriété, afin de promouvoir des objectifs sociaux jugés plus importants. Il y a donc maintenant plus de vingt ans que des fonctionnaires provinciaux imposent leurs diktats dans un territoire où vit près de 75% de la population québécoise (trois communautés urbaines et 93 MRC sur 96). Or vingt ans plus tard, qu'a apporté le zonage agricole? Dans les faits, peu de choses positives. 
  
Une mauvaise solution à un faux problème 
  
          L'une des principales leçons que la plupart des étudiants du secondaire retiennent de leurs cours de géographie québécoise est que les terres fertiles ne représentent que 2% de notre territoire et qu'elles sont constamment menacées par l'étalement urbain. Le gouvernement provincial doit donc intervenir afin de préserver un patrimoine naturel pour les générations futures, car le libre-marché s'empresserait au contraire de les couvrir de bungalows, d'autoroutes et de centres d'achat. La réalité est toutefois plus complexe, car: 1) les bonnes terres agricoles ne sont pas « naturelles », mais créées ou abandonnées par les humains; 2) bien qu'il soit coûteux et ait été amplifié par certaines politiques gouvernementales, l'étalement urbain ne menace pas notre approvisionnement alimentaire; 3) le zonage agricole est devenu un « droit de polluer » pour plusieurs producteurs. 
  
1. La création des terres agricoles 
  
          L'un des fondements d'une politique comme le zonage agricole est que les « bonnes terres » sont une quantité finie et immuable. Rien n'est plus faux. Les terres agricoles sont d'abord et avant tout le résultat d'actions humaines ayant transformé les sols au travers des siècles. Tout le monde considère aujourd'hui l'Europe comme un territoire extrêmement fertile, mais dans les faits le territoire européen ne comprenait que peu de zones vraiment propices à l'agriculture il y a quelques milliers d'années (pour l'essentiel la vallée du Pô et certaines régions de France et d'Angleterre). L'assèchement de marais, l'enrichissement de nombreux sols pauvres (le plus souvent à partir des excréments et des déchets urbains) et la création d'espèces végétales hybrides ont toutefois transformé plusieurs zones stériles en sols propices aux cultures maraîchères, fourragères et céréalières.  
  
          L'exemple de l'Amérique du nord est encore plus révélateur. On décrit aujourd'hui la géographie agricole de l'Amérique en fonction d'innombrables « ceintures »: corn belt, dairy belt, cotton belt, cattle belt, etc. Or il y a à peine plus d'une centaine d'années, les grandes prairies de l'ouest étaient encore surnommées « The Great American Desert », car on n'y entrevoyait aucune exploitation rentable. Les premiers colons traversèrent donc ce territoire sans s'y arrêter afin de s'établir dans les terres plus fertiles de la Californie du nord et de l'Orégon. Certains esprits inventifs mirent toutefois au point des inventions remarquables, dont notamment le chemin de fer, le fil de fer barbelé, les moissoneuses-batteuses et de nouvelles variétés de céréales pouvant supporter le climat sec et les hivers rigoureux des plaines. En l'espace de quelques années, le grand désert devint l'un des principaux greniers du monde.  
  
          On ne peut toutefois parler de bonnes terres agricoles sans parler d'innovation technique, que ce soit au chapitre des engrais, de nouvelles espèces végétales mises au point en laboratoire, d'insecticides, de drainage des terrains et des méthodes d'exploitation, de conservation et de transport des céréales, du bétail et des fruits et légumes. Le progrès technique a ainsi permis de doubler la production mondiale de nourriture au cours des trente dernières années, mais sans que le volume de terres utilisées à cette fin n'ait augmenté de façon notable. L'augmentation de plus de 144% depuis 1950 des rendements dans le domaine des céréales a été particulièrement remarquable, mais on constate un phénomène similaire dans tous les types de production agricole. Et même en supposant que l'on serait parvenu à un point où l'on ne peut plus augmenter les rendements (ce qui est une hypothèse ridicule), le monde ne serait pas pour autant au bord de la famine, car la plupart des estimations réalistes évaluent à plus d'un milliard d'acres (un acre équivaut à 0,4 hectare) le potentiel de terres arables inutilisées (ou mal utilisées) dans le monde, principalement aux États-Unis, en Argentine, au Brésil, au Zaïre, au Soudan et en Turquie.  
  
2. L'étalement urbain 
  
          L'étalement urbain d'une ville en déclin, causé par des politiques gouvernementales qui taxent l'ensemble des contribuables pour fermer des écoles à Laval et en ouvrir de nouvelles à Saint-Janvier, est un gaspillage de ressources rares. L'accroissement géographique d'une zone urbaine à l'économie vigoureuse est par contre un phénomène tout à fait normal. Quelle que soit la situation toutefois, la transformation de champs de maïs en centres commerciaux ne menace nullement notre approvisionnement alimentaire, car le territoire occupé par les humains, incluant les villes, les autoroutes, les routes non-rurales, les chemins de fer et les aéroports ne représente que 3,6% du territoire américain continental (i.e., sans l'Alaska), la plus grande puissance agricole du monde. Le territoire occupé par les humains aux États-Unis est passé de 29 à 82 millions d'acres entre 1920 et 1987, un changement de 2,3% de la superficie totale de ce pays qui est de 2,3 milliards d'acres – une performance normale compte tenu du fait que la population y est passée de 106 à plus de 250 millions de personnes durant cette période.  
  
          Phénomène encore plus remarquable, la superficie boisée des États-Unis n'a à peu près pas varié durant cette période, pas plus que la superficie consacrée à la culture et à l'élevage. En fait, une forte proportion des terres agricoles de la Côte est américaine, qui ne fournissaient dans l'ensemble que des rendements médiocres, sont redevenues des forêts au cours des dernières décennies. L'étalement urbain a même eu un effet bénéfique du nord de la Virginie au Massachusetts, alors que des terres déboisées par des siècles d'agriculture ont été recouvertes d'arbres plantés par les propriétaires de nouveaux bungalows.  
  
          L'occupation d'un territoire est avant tout un phénomène économique. Que l'on utilise un lopin de terre comme champ de maïs ou centre commercial dépend ultimement des préférences des consommateurs. Si l'approvisionnement alimentaire devient davantage une priorité que l'achat de vêtements, les terres agricoles ne seront pas menacées et l'on trouvera de nouvelles façons de produire allant de la culture en serres à l'aquaculture. Si l'on se donne toutefois comme objectif, pour des raisons éthiques ou esthétiques, de combattre l'occupation du territoire à des fins résidentielles, force est d'admettre que le zonage agricole n'était pas la mesure la plus appropriée au Québec, car la banlieue telle que nous la connaissons aujourd'hui résulte pour l'essentiel de politiques gouvernementales ayant subventionné massivement la construction d'autoroutes et de demeures unifamiliales autour des grands centres.  
  
          Le relâchement des formes de zonage urbain les plus strictes ont toutefois amené partout en Amérique une densification importante du tissu banlieusard au cours des dernières années, que ce soit par la création de edge cities (voir EDGE CITIES: LA NOUVELLE FRONTIÈRE, le QL no 16) ou par la construction beaucoup plus importante de maisons en rangées et de condomimiums dans des territoires où ils étaient auparavant interdits. Si le gouvernement Lévesque avait vraiment voulu combattre l'étalement urbain en 1978, il aurait dû avoir le courage de couper les subventions aux vendeurs d'asphalte et au puissant lobby de la construction (voir LES ACTES DE DIEU ET LA PROVIDENCE DE L'ÉTAT, le QL no 5 et L'ÉTAT DE NOS ROUTES, le QL no 6 
  
3. Le droit de produire (et de polluer) 
  
          En plus d'être une politique inutile et coûteuse, le zonage agricole est devenu depuis quelques années un permis de polluer pour bon nombre d'agriculteurs. Sous l'impulsion du lobby que le ministre péquiste David Cliche a qualifié de « barons du cochon », l'UPA a fait inscrire le « droit de produire » dans la nouvelle loi régissant la protection du territoire agricole. Cette nouvelle disposition réglementaire se traduit dans les faits par l'impossibilité de poursuivre en justice une entreprise agricole opérant en « zone verte » (i.e., une zone désignée comme agricole). Les producteurs de porcs (et d'autres producteurs agricoles pollueurs) peuvent donc désormais émettre beaucoup plus de bruit, de poussières et d'odeurs que par le passé, car ils ne sont désormais plus considérés comme des contaminants, mais comme de simples inconvénients.  
  
Le zonage agricole et la mondialisation des marchés 
  
          Dans un entretien récent, l'ancien ministre de l'Agriculture Jean Garon soutenait que le « taux d'autosuffisance alimentaire » du Québec était passé de 46% à 75% depuis l'instauration du zonage agricole, un résultat dont il se félicitait. Le Québec ne s'est toutefois pas lancé dans la production de bananes, de pêches ou de mangues depuis 1978. La seule façon d'interpréter ces chiffres est que le Québec produit et exporte beaucoup plus de fromage, de veau, de betteraves et de navets qu'il y a vingt ans. Nous importons néanmoins encore toutes une brochette de fruits, de légumes, de céréales et de viandes de régions du monde où le climat et les sols sont plus cléments. L'augmentation du « taux d'autosuffisance alimentaire » n'est d'ailleurs pas nécessairement une bonne chose, car bon nombre des exportations québécoises (le porc étant le cas le plus patent) résultent de subventions importantes soutirées à des millions de contribuables québécois au profit de quelques milliers d'exploitants agricoles (voir LES MANGEOIRES PUBLIQUES, le QL no 21).  
  
          Doit-on continuer à accorder un traitement privilégié aux terres agricoles québécoises? D'un strict point de vue économique, la réponse est évidemment négative. S'ils ne peuvent faire face à la concurrence, nos producteurs agricoles devraient passer à autre chose qui répondrait mieux à la réalité de nos sols et de notre climat. Il est toutefois certain que les producteurs les plus imaginatifs et les plus efficaces tireront toujours leur épingle du jeu. Certains producteurs québécois ont ainsi pu profiter de l'ouverture des marchés pour devenir des exportateurs de « cacao et de produits dérivés », comme le rappelle un porte-parole du Club export agroalimentaire: 
          On importe du cacao et du sucre. On y met notre lait, beaucoup de lait, du lait de nos fermes laitières, et on vend du chocolat à pleines portes aux États-Unis. Ça rapporte beaucoup. D'ailleurs, il se vend beaucoup plus de lait pour le chocolat dans le monde que de lait brut.  
          Le discours de l'UPA est toujours empreint d'une mentalité d'assiégés (« autosuffisance », « occupation du territoire », etc.) qui ne sert qu'à maintenir les privilèges des exploitants agricoles. L'abolition du zonage agricole et la mondialisation des marchés assureront toutefois de meilleurs lendemains pour l'agriculture et les consommateurs québécois.  
  
 
 
Les références au zonage agricole québécois sont tirées d'une série d'articles 
du journaliste Pierre Gingras publiés par La Presse au mois de décembre 1998:  
  
« Après 20 ans de zonage agricole, rien ne va plus entre la ville et la campagne »,
« “Les citadins n'ont toujours pas compris la loi”, dit l'UPA » et 
« “Les producteurs ont trop de privilèges”, dit l'UMQ », La Presse, 5 décembre 1998.  
  
« Boisbriand veut gruger la zone verte pour s'agrandir », 
« Saint-Hyacinthe: un parc industriel à l'étroit » et 
« Mirabel désire réglementer les activités », La Presse, 6 décembre 1998.  
  
« Quand le cacao fait vendre du lait », 
« Le nouveau tribunal administratif sous observation » et 
« Un impact majeur sur le monde agricole », La Presse, 7 décembre 1998.  
  
Les chiffres sur l'étalement urbain et la dynamique de la production agricole sont tirés de: 
Julian Simon, The Ultimate Resource 2, Princeton University Press, 1996.  
Julian Simon (editor), The State of Humanity, Blackwell, 1995.   
  
 
 
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